Au printemps 1997, une exposition de mes photographies de la vieille ville était programmée dans le tout nouveau musée de la Ville de Dhaka. Je ne sais plus comment est venue l’idée de coupler cette exposition avec une exposition de rue dans Shakhari bazar : une rencontre à Delhi avec le photographe indien Satish Sharma dont j’aimais les projets dans l’espace public et la collection de photographies vernaculaires ? Un article sur les projections de Jean Rouch en Afrique ? La relation d’amitié nouée avec les propriétaires de l’hôtel Kalpana, Brindapan Nag et son fils Dipok ? Ce sont eux qui ont pris en charge l’érection d’un chapiteau d’exposition en tissus et bambous à la façon des banquets de mariages et des fêtes religieuses (pujas). J’ai sélectionné soixante-quatorze portraits parmi les images prises dans la rue, en choisissant des photographies où les personnes se reconnaîtraient facilement. L’exposition ouvrit le 19 mars 1997 en présence du premier secrétaire de l’ambassade de France. Cette visite d’officiels dans la vieille ville et le quartier hindou était en soi un résultat. Dans cette ville, qui sera en 2015 la quatrième agglomération mondiale, avec vingt-et-un millions d’habitants, les quelques galeries, musées, et instituts culturels se concentrent dans les quartiers résidentiels de la ville nouvelle qui pousse au nord, tournant le dos à son centre historique et à la rivière Buriganga. Trois à quatre mille personnes visitèrent l’exposition les jours suivants : habitants de la rue mais aussi foule des vendeurs ambulants, manœuvres, mendiants, fakirs, enfants des rues… Le 21 mars, les photographies furent distribuées, et l’exposition prit fin au fur et à mesure que chacun emportait son portrait. Mise à part la restitution des images à la population locale – qui revêtait aussi une dimension ironique singeant les distributions de verroteries aux indigènes par les premiers colonisateurs – rien du devenir du projet n’était prémédité. La seule vérité que puisse revendiquer le documentariste est de ne pas connaître à l’avance le sens, la durée et la destination des images qu’il produit. Je n’avais pas prévu, comme je l’ai fait durant l’exposition, de conserver un registre des noms et adresses des propriétaires des portraits, ni de les photographier sous le chapiteau leur image à la main. L’idée d’utiliser l’espace d’exposition comme un espace de prises de vue et comme le début d’un processus documentaire m’est venue sur place. La démarche s’inscrivait cependant dans une réflexion qui me faisait privilégier le jeu sur le travail analytique de la description, et qui poursuivait la finalité de déplacer l’exotisme de l’autre à l’œuvre même. Je ne cherchais pas à documenter le syncrétisme bengali pour le préserver et l’archiver selon une logique taxinomique. Mon idée était au contraire de l’alimenter en impuretés, d’y participer par mes photographies.
En 1990, j’étais allé en Corse pour une commande de L’Express qui prévoyait de faire quelques photographies à l’université de Corte. Des étudiants de mon âge vers qui j’étais allé pour me présenter, m’avaient pris à parti vertement, me reprochant l’image de la Corse dans les médias et refusant tout dialogue. « Très bien, dites-moi alors ce que je devrais photographier ? — Tu n’as qu’à aller à Muna voir ces villages enclavés de montagne qui meurent parce que l’État ne construit pas de routes. » Ce fut une première expérience directe du rejet viscéral que m’inspire l’essentialisme identitaire sous toutes ses formes, dont la plus banale consiste à se présenter ou à présenter l’autre d’emblée comme un journaliste, un continental, un occidental, un arabe, un hindou, un musulman, accessoirement comme un individu. Le jour suivant, je suis allé à Muna rencontrer Jacques, le dernier habitant dont les nationalistes avaient fait le personnage d’une chanson, comme on fait de quelqu’un une « bonne image » pour les magazines. Il habitait une maison en contrebas du village et l’après-midi tressait des paniers sous les châtaigniers. Son portrait avait été publié en ouverture de l’article de L’Express. Quelques années plus tard, de retour en Corse, j’étais repassé par Muna. Jacques était mort. La plupart des maisons à flanc de coteau étaient toujours fermées ou à l’abandon. J’avais gravi la pente du village jusqu’à la chapelle. Tout en haut, en lisière du maquis, un couple retapait une maison. Le monsieur m’avait expliqué qu’il passait ses vacances à monter les poutres, les tuiles, les sacs de ciment, à dos d’homme, par le sentier muletier. Ils m’avaient invité à prendre le thé. Je leur avais demandé où ils habitaient le reste de l’année. Lui avait répondu : « Nous sommes d’Amiens, c’est ma femme dont la famille est originaire d’ici. » Il avait ajouté, un peu las, que les types du coin, des chasseurs peut-être, quand ils n’étaient pas là, fracturaient la porte et vandalisaient la maison. J’étais reparti sans faire un portrait mais avec le sentiment d’avoir compris que le véritable enfant du pays est toujours, et partout, l’étranger de passage. S’il restait un homme à Muna, c’était bien celui que je venais de rencontrer.
En décembre 1994, je suis parti m’installer au Bangladesh après avoir quitté un poste de reporter à l’agence Gamma quelques mois plus tôt. Je me suis expliqué sur ce départ dans la préface de Living in the Fringe [1], mon premier livre, et dans un article publié dans la revue Communications [2]. Je suis resté au Bangladesh vingt-et-un mois durant lesquels j’ai travaillé bénévolement pour des organisations locales de photographes, la Drik Picture Library en 1995, l’agence coopérative MAP à partir de 1996. Curieux d’aider à promouvoir un point de vue photographique indigène sur l’actualité et la société du Bangladesh, j’aidais les photographes à diffuser leurs travaux dans la presse internationale et à bénéficier d’invitations à l’étranger. De mon côté, je vivais des rentes de mes archives de photographe de presse, dont un bas de laine de portraits de personnalités politiques et économiques. Ayant compris que le travail du photoreporter se résumait souvent à un travail de cambiste [3] – apprécier ce que peut rapporter une situation ou une personne transposée en image – la marchandisation iconographique des grands patrons m’était apparue, les dernières années de mon activité à Gamma, comme un pis-aller, au regard de celle des victimes de conflits armés ou de catastrophes humanitaires. En me rapportant, depuis Dhaka, respectivement 9 164 francs, 8 227 francs, 4 399 francs, Jean-Marie Descarpentries, PDG de Bull, Jean Peyrelevade, président du Crédit lyonnais, Jean-Claude Trichet, directeur de la Banque de France – pour ne citer que quelques exemples – jouèrent le rôle décisif de variable d’ajustement économique entre ma carrière de reporter et mes débuts dans l’expérimentation documentaire. Ce fut aussi l’occasion de m’exercer à la relation du portrait dans des conditions brèves dénuées d’implication morale. À ces grands argentiers discrets qui s’étonnaient, non sans coquetterie, de l’intérêt que leur témoignait Gamma, je présentais souvent la séance de pose comme un hygiène de l’homme public, ainsi qu’un rendez-vous chez le coiffeur. Je ne leur glissais pas la serviette dans l’encolure, mais j’établissais souvent un contact tactile en redressant l’angle d’une tête, la rebique d’un col de chemise, le nœud distendu d’une cravate. En proie parfois à des suées, liées à l’application, j’observais également chez mes modèles des auréoles se former sous les bras, les tempes perler et luire, des gouttes mouiller le duvet des nuques. Tel grand directeur de cabinet, sommité construite dans l’entrelacs de la fonction publique et des banques d’affaires, versait face à l’objectif comme le sucre dans la tasse, ruisselait, s’imprégnait irrémédiablement. Je découvrais sous la forme stable du portrait, l’affleurement de l’élément liquide [4]. Dans le portrait, m’a toujours intéressé l’endroit par où les individus s’écoulent, échappent, à l’opposé des portraits visant à présenter l’autre, et le monde, comme quelque chose d’achevé et de complet. La qualité d’un portrait et d’une photographie documentaire ne réside pas dans la performance de la saisie mais dans la justesse de la co-présence aux êtres et aux choses. Beaucoup, dans l’art contemporain comme dans la presse, ne le voit pas. Ce qu’ils estiment et apprécient, c’est avant tout la qualité de « regard » de celui qui photographie. Ils confondent, dirait Jean-Luc Godard, une caméra avec un projecteur [5]. Je vois pour ma part le travail de la co-présence comme une relation construite dans le temps et l’espace, un lent modelage du réel qui rapproche le documentaire des problématiques de la sculpture. À bonne distance du naturalisme, comme de la fiction, le portrait est pour moi un reflet tendu, une forme flottante, dialogique, comme le miroir que promène le coiffeur à l’envers du client.
Les premiers temps que j’habitais Dhaka, je me rendais souvent de bonne heure dans la vieille ville avant que les embouteillages et la pollution n’en découragent l’accès. Je découvrais le riche passé cosmopolite de Dhaka lié aux communautés de négociants et d’artisans dont les quartiers portent les noms : marchands portugais (Firingi bazar), français (Frenchganj devenu Farashganj), arméniens (Armanitola), tisserands (Tanti bazar) tailleurs de conques de mer (Shakhari bazar)… La situation politique était volatile. La ville soumise au blocus incessant des journées de grève générale (hartals) déclenchées par la Ligue Awami contre le Bangladesh National Party (BNP) au pouvoir. Dans ce contexte marqué par les violences politiques, la montée en puissance du parti fondamentaliste musulman Jamaat-e-Islami, la censure et les menaces envers les intellectuels (procès des écrivains Ahmed Sharif et Taslima Nasreen [6]), l’irréductible puissance de perturbation et de sécrétion de bruits que la culture populaire bengalie oppose aux stratégies d’épuration et d’homogénéisation des religieux et des politiques me réconfortait. Par mes photographies, je souhaitais témoigner de ce processus permanent d’invention, de recyclage, de pollinisation des formes, et montrer que se perpétuait, au-delà des tensions politiques et religieuses – dont témoignent les émeutes interconfessionnelles de 1926 et 1941, la partition du Bengale entre l’Inde et le Pakistan Oriental en 1947, la guerre indo-pakistanaise de 1964, la guerre d’indépendance du Bangladesh contre le Pakistan en 1971, les violences contre la minorité hindoue suite à la destruction de la mosquée Babri en 1992 et à la réélection du BNP en 2001 – une identité culturelle bengalie complexe, débordant les cadres religieux. À l’extérieur de Dhaka, je m’intéressais également aux injustices commises contre les minorités aborigènes comme la tribu Garo de la forêt de Madhupur, à laquelle j’avais consacré un reportage à la manière des « sujets » publiés dans National Geographic. Dans la vieille ville de Dhaka, mon approche avait un peu dévié. Je combinais désormais le mode opératoire de l’instant décisif, avec l’enquête imprégnée de sciences humaines et l’association des images (dyptiques, tryptiques) sur le mode arty, vaguement sémiologique du reportage d’auteur. Dans les rues et les boutiques, à l’occasion des principales fêtes religieuses (Eid-ul-aza et Eid-il-fitur pour les mulsulmans ; Durga, Kali, Holi pujas pour les hindous), je prélevais des fragments de réel sur les lieux de crimes et d’émeutes passés. Dans ce rébus visuel, à la manière du Jeu de Cluedo – « Lorsque son pion arrive dans une chambre, le joueur peut appeler dans cette chambre un pion quelconque avec une arme quelconque, afin de faire une hypothèse » comme dit la règle – l’enclave hindoue de Shakhari bazar, tenait une place de choix. En retrait de Shaddarghat, le port fluvial, et des mosquées d’Islampur road, sa rue sinueuse de trois cents mètres de long offrait aussi un havre d’ombre et de répit lorsque montaient la lumière et l’insistance des regards posés sur moi. À force de visites, j’avais dans Shakhari bazar quelques relations familières : dans les ateliers des sculpteurs traditionnels de divinités, d’abord ; à l’hôtel Kalpana ; dans les salons de coiffure où je faisais quelquefois des photographies de barbiers promenant le rasoir sur le cou de leurs clients. Les barbiers, et les autres détenteurs d’objets coupants et contendants comme les artisans shakharis, côté hindou, les bouchers, côté musulman, ont souvent joué un rôle prééminent dans les émeutes. Le traditionnel Holi puja (« Fête des couleurs ») a ainsi été, en mars 1941, le point de départ d’affrontements particulièrement graves, après qu’une femme musulmane eut été aspergée d’encre en traversant Shakhari bazar [7]. Lors de Holi puja en 1995, j’avais fait une série de gros plans de gamins couverts de couleurs, qui m’avait fait connaître auprès des plus jeunes. Le plus souvent, mes portraits étaient une manière de me faire admettre, d’établir un contact avec la population de la rue. Shakhari bazar était pour moi une pièce d’un puzzle beaucoup plus large que je souhaitais construire autour des différentes communautés de l’ancien territoire du Bengale. Je projetais certains volets en Inde, à Calcutta et dans les états du nord-est (Assam, Meghalaya). Inspiré par la lecture de La ressemblance informe [8] de Georges Didi-Huberman – en particulier le chapitre intitulé « “Beaux-arts” et “ethnographie” : des faits inquiétants pour critiquer les formes, des formes irritantes pour critiquer les faits » – je jouais avec la charge symbolique d’éléments visuels dont je devinais la portée et les significations possibles, mais que je ne pouvais réellement éprouver moi-même. Dans Lignes d’ombre [9], roman d’Amitav Ghosh, un passage sur la crainte de l’éruption des violences entre hindous et musulmans me troublait particulièrement. Sans doute parce que je ressentais qu’il m’eut été impossible d’écrire ces lignes : « Cette peur-là possède une texture que l’on ne peut oublier ni décrire. Elle ressemble à la peur des victimes d’un tremblement de terre, de gens qui ont perdu leur foi dans l’immobilité du sol. Et pourtant ce n’est pas la même. Elle est sans analogie car elle n’est pas comparable à la peur de la nature qui est la plus universelle des peurs humaines, ni à la peur de la violence étatique qui est la plus commune des peurs humaines. C’est une peur qui naît de la certitude que la normalité est contingente, que l’espace qui vous entoure, les rues où l’on vit peuvent devenir soudain, et sans préavis, aussi hostiles qu’un désert subitement inondé. C’est cela – et non pas la langue, la nourriture, la musique – qui sépare du reste du monde les mille millions d’habitants du sous-continent, c’est cette qualité particulière de solitude qui naît de la peur d’une guerre entre vous et votre reflet dans le miroir. »
Je ne saurais dire rétrospectivement à quel moment je me suis lassé de manipuler ces signes touchant à des violences dans lesquelles je n’avais rien risqué – ni ma vie, ni celles de mes proches, ni mes biens, ni ma confiance dans l’homme – pour me recentrer sur mon propre point de contact avec cette réalité. Certaines décisions ont été des jalons comme cesser d’enseigner le photojournalisme aux photographes bangladais pour ne pas leur inculquer des habitudes d’images dont j’essayais de me déprendre. Il y eut aussi la rupture de ma collaboration avec la Drik Picture Library dont le rôle d’agent du World Press au Bangladesh, me semblait propager les pires catégories de l’esthétique photographique occidentale, plutôt que de favoriser l’émergence d’un point de vue indigène indépendant. Le chauvinisme démagogique de Drik – « Le tiers-monde photographié par des photographes de tiers-monde » – rejoint celui de Nargis Dutt, actrice bollywoodienne et députée, qui avait attaqué Satyajit Ray à la tribune du parlement indien en ces termes : « Pourquoi croyez-vous que le film Pather Panchali soit devenu si populaire à l’étranger ? Parce que les occidentaux veulent voir l’Inde dans une situation abjecte. C’est l’image qu’ils ont de notre pays, et un film qui confirme cette image leur semble authentique. » Dans Patries Imaginaires [10], Salman Rushdie résume l’échange entre Nargis Dutt et les partisans de Satyajit Ray, comme une querelle entre une position philistine / commerciale / chauvine et une conception esthétique / puriste / consciente, et ajoute que ce clivage se rencontre sous de nombreuses formes et n’est pas circonscrit au milieu du cinéma… Il y eut enfin la décision à mon retour en France fin 1996 de ne pas rejoindre l’agence Editing qui avait permis la diffusion des photographes bangladais avec lesquelles je travaillais.
Au printemps 1997, une exposition de mes photographies de la vieille ville était programmée dans le tout nouveau musée de la Ville de Dhaka. Je ne sais plus comment est venue l’idée de coupler cette exposition avec une exposition de rue dans Shakhari bazar : une rencontre à Delhi avec le photographe indien Satish Sharma dont j’aimais les projets dans l’espace public et la collection de photographies vernaculaires ? Un article sur les projections de Jean Rouch en Afrique ? La relation d’amitié nouée avec les propriétaires de l’hôtel Kalpana, Brindapan Nag et son fils Dipok ? Ce sont eux qui ont pris en charge l’érection d’un chapiteau d’exposition en tissus et bambous à la façon des banquets de mariages et des fêtes religieuses (pujas). J’ai sélectionné soixante-quatorze portraits parmi les images prises dans la rue, en choisissant des photographies où les personnes se reconnaîtraient facilement. L’exposition ouvrit le 19 mars 1997 en présence du premier secrétaire de l’ambassade de France. Cette visite d’officiels dans la vieille ville et le quartier hindou était en soi un résultat. Dans cette ville, qui sera en 2015 la quatrième agglomération mondiale, avec vingt-et-un millions d’habitants, les quelques galeries, musées, et instituts culturels se concentrent dans les quartiers résidentiels de la ville nouvelle qui pousse au nord, tournant le dos à son centre historique et à la rivière Buriganga. Trois à quatre mille personnes visitèrent l’exposition les jours suivants : habitants de la rue mais aussi foule des vendeurs ambulants, manœuvres, mendiants, fakirs, enfants des rues… Le 21 mars, les photographies furent distribuées, et l’exposition prit fin au fur et à mesure que chacun emportait son portrait. Mise à part la restitution des images à la population locale – qui revêtait aussi une dimension ironique singeant les distributions de verroteries aux indigènes par les premiers colonisateurs – rien du devenir du projet n’était prémédité. La seule vérité que puisse revendiquer le documentariste est de ne pas connaître à l’avance le sens, la durée et la destination des images qu’il produit. Je n’avais pas prévu, comme je l’ai fait durant l’exposition, de conserver un registre des noms et adresses des propriétaires des portraits, ni de les photographier sous le chapiteau leur image à la main. L’idée d’utiliser l’espace d’exposition comme un espace de prises de vue et comme le début d’un processus documentaire m’est venue sur place. La démarche s’inscrivait cependant dans une réflexion qui me faisait privilégier le jeu sur le travail analytique de la description, et qui poursuivait la finalité de déplacer l’exotisme de l’autre à l’œuvre même. Je ne cherchais pas à documenter le syncrétisme bengali pour le préserver et l’archiver selon une logique taxinomique. Mon idée était au contraire de l’alimenter en impuretés, d’y participer par mes photographies.
En avril 2001, lors des préparatifs de l’exposition « Des territoires » à l’École nationale supérieure des beaux-arts, à laquelle je devais participer, j’ai décidé de faire retour dans Shakhari bazar. Muni du registre de l’exposition de 1997, dans lequel étaient consignés soixante-neuf noms et autant d’adresses, j’ai entrepris de documenter ce qu’étaient devenues certaines de mes images : leur dissémination dans les boutiques, les intérieurs ; leur cohabitation avec les posters de stars de cricket ou de cinéma « bollywoodien », les portraits des héros de la culture bengalie tel Tagore, les photos de familles délavées par les moussons. Ces visites aux images et à leurs propriétaires ont fourni le prétexte pour réaliser d’autres portraits (portraits des images, portraits des familles). J’ai aussi donné de nouveaux tirages des portraits réalisés sous le chapiteau d’exposition en 1997. Les images distribuées sont devenues le fil conducteur d’un processus formé de plusieurs générations d’images, de plusieurs couches de portraits superposées ou entrecroisées.Ayant cessé toute collaboration avec la presse, je suis resté trois années sans avoir les moyens de revenir au Bangladesh. En 2004, le projet d’une exposition conjointe par différents centres d’art [11], a permis un premier retour dans Shakhari bazar. Je suis encore revenu en 2005 et 2006 sur mes ressources propres d’artiste. Chaque fois mes amis photographes de la coopérative MAP m’ont hébergé dans leur bureau à l’arrière de Kawran bazar, les grandes halles alimentaires de Dhaka, quartier réputé pour ses bidonvilles, son alcool de contrebande et ses mastans (« voyous »). L’amitié demeure, mais il n’est pas toujours facile d’expliquer mon parcours et mes refus à des photographes pour qui la principale alternative de travail demeure de produire des images pour les organisations non gouvernementales et d’envoyer leurs « essais photographiques » dans les compétitions photojournalistiques internationales [12]. Comme en France, avec mes anciens amis reporters, iconographes, journalistes, je sens grandir le silence et la réserve. La relation à la rue et aux habitants dans Shakhari bazar ne cesse à l’inverse de se fluidifier. Le travail a continué de se déplacer au fil des observations, des hasards, des rencontres, comme avec les photographies données à peindre aux peintres d’enseignes. Dans la rue, lourd et visible avec mon appareil sur pied, les riverains viennent désormais à moi comme au studio. Je renoue avec l’activité de portraitiste de quartier, importée par le colonisateur, popularisée par l’indigène et tombée en désuétude depuis les violences de la guerre d’indépendance de 1971. Je réinvestis également la tradition new-yorkaise de la Street photography dont le versant « ville noire », le Harlem d’Aaron Siskind, de Roy de Carava, la East 110th Street de Bruce Davidson, le Bowery de Jacob A. Riis et Martha Rosler, l’Upper East Side de Helen Levitt ont toujours eu ma préférence [13]. Je regarde cette tradition comme un « travail de seuil » : là où se tient le photographe [14]. Loin d’abolir l’expérience de la distance et de l’altérité, de « pénétrer » ceux que l’on photographie, comme Mary Ellen Mark dont les photographies dans Falkland Road [15] viennent redoubler la possession du corps de la prostituée par le client [16], la Street photography est une conquête de l’espace à rebours de la sphère privée et domestique : une manière de fabriquer de l’intime dans le flux du commun au centre de la rue. Comme le nageur parvenu au milieu de la rivière joue parfois à se maintenir en surface, où le courant est le plus vif, la profondeur inconnue.
De même que les portraits des habitants des Chars (îles fluviales du delta du Bangladesh) dans Living in the Fringe peuvent être lus comme des figures allégoriques de Lutèce [17], Shakhari bazar figure l’archétype de la rue pré-haussmannienne. Rue historique parce que populaire, animée par un peuple en mouvement. Quand les prolongements successifs de l’axe historique parisien du Louvre à la Défense coïncident avec l’éviction progressive des classes populaires de la capitale et sont une série ininterrompue d’annexions territoriales et symboliques faîtes aux périphéries proches ou lointaines, Shakhari bazar figure au centre de Dhaka l’implantation durable d’une communauté originellement non bengalie et de basse caste, devenue l’âme de la vieille ville. Cette rue-méandre n’appelle aucun prolongement, aucune perspective, aucun pont, mais le débouché naturel du fleuve, la mise à l’eau. Dans Shakhari bazar, les habitants ne quittent la rue que pour la rivière Buriganga quand les cendres des défunts y sont dispersées après la crémation.
[1] Living in the Fringe, Paris, Figura, 1998. Ce livre est une enquête photographique consacrée, de1991 à 1996, aux paysans sans terre des îles fluviales de du Brahamapoutre et la baie du Bengale.
[2] « Situations du reportage, actualité d’une alternative documentaire », Communications, n° 71, « Le parti pris du document. Littérature, photographie, cinéma et architecture au XXe siècle » , 2001, p. 307-333.
[3] « Dans Reporters, Raymond Depardon montrait combien le photojournalisme est un travail de conversion du réel en images, une spéculation à compte d´auteur sur l’imaginaire des commanditaires et des consommateurs de photographies de presse. Dans Reporters, Francis Apesteguy est un cambiste du réel qui connaît le prix d´une photographie de Richard Gere avec lunettes ou sans lunettes, de l´amiral de Gaulle avec ou sans promenade à dos d’âne. […] Dans le flux continu de l´information et des images, le reporter est un opérateur de marché avant d´être un opérateur de prise de vue. » Gilles Saussier, Conversion du réel, texte figurant sur le carton de l’exposition « Fifty-Fifty », avec Karim Daher, Galerie Zürcher (Paris), 10 décembre 2005 – 25 janvier 2006 :
[4] Dans Living in the Fringe, op. cit., p. 39, une goutte glisse sur la joue plissée de Barkat Ali Mundol, paysan de l’île Gabshara sur le cours du Brahamapoutre, que beaucoup de lecteurs regardent à tort comme une larme. Il s’agit de transpiration. Dans la précarité, le corps suinte plus qu’il ne pleure.
[5] : « Le contrechamp, c’est la présence de l’autre. Chez les Américains, c’est devenu le même. L’autre ne les intéresse pas. Ils n’ont jamais fait la différence entre une caméra et un projecteur. » Jean-Luc Godard cité par Philippe Lançon dans « Godard facétieux fossoyeur », Libération, 12 juillet 2006.
[6] Taslima Nasreen avait été condamnée à mort par une fatwa, émise par un groupe islamiste (le Council of Soldiers of Islam), pour avoir publié en décembre 1992 un livre intitulé Lajja (La Honte, trad. du bengali par C. B. Sultan, Paris, Stock, 1994) sur les persécutions infligées aux hindous après la destruction de la mosquée de Babri en Inde. En septembre 2004, j’avais réalisé un entretien avec elle, publié dans le magazine Marie-Claire.
[7] Dans Communal Riots in Bengal, 1905-1947, Delhi, Oxford India Paperbacks, 1993, p. 155, l’historien Suranjan Das insiste sur le rôle actif des artisans shakharis dans la foule des émeutiers hindous de 1941 : « Ils furent responsables de la presque totalité des meurtres et des attaques sporadiques sur les musulmans. À la différence des violences de 1926, visant les biens plutôt que les personnes, les émeutes de 1941 firent plus d’une centaine de morts (cinquante-huit hindous, cinquante-et-un musulmans). »
[8] La ressemblance informe ou le gai-savoir selon Georges Bataille, Paris, Macula, 1995.
[9] Lignes d’ombre, trad. de l’anglais par Christiane Besse, Paris, Le Seuil, 1992.
[10] Patries imaginaires, Paris, Christian Bourgois, 1993.
[11] Le Pôle Image Haute-Normandie (Rouen), La Filature (Mulhouse), le Centre régional de la photographie de Cherbourg-Octeville, le Centre photographique de Genève, le musée Nicéphore Niépce (Chalon-sur-Saône).
[12] Ironie, c’est grâce à mon concours que Shafiqul Alam Kiron a été le premier photographe bangladais primé à deux reprises au World Press Photo pour un sujet sur les femmes vitriolées.
[13] Par opposition à la 5th Avenue de Garry Winogrand et Joel Meyerovitz. Cf. Joel Meyerovitz et Colin Westerbeck, Bystander : A History of Street Photography, Boston, Bullfinch Press Book, 1994, p. 373-403.
[14] Chez Walker Evans, le seuil est celui des marches, du perron, de l’embrasure de la boutique, de l’église, du studio de photographe, photographié depuis l’autre coté de la rue. Chez Helen Levitt, l’espace entièrement psychique de la rue est coupé par l’arrête du trottoir, qui marque un seuil symbolique entre l’enfance, d’un côté, la sexualité et la maternité de l’autre.
[15] Falkland Road : Prostitutes of Bombay, New York, Alfred A. Knopf, 1981 (rééd. Gottingen, Steidl, 2005).
[16] Dans « Bad Girls », un article publié dans Photographers international, n° 40,1998, p. 58-59, j’oppose la démarche photographique de Shezad Noorani (sur le bordel de Kandupatti à Dhaka) à celle de Mary Ellen Mark.
[17] Des fouilles archéologiques récentes donnent à penser que le site originel de Lutèce – « l’oppidum gaulois des Parisii situé dans une île de la Seine » décrit par Jules César dans La Guerre des Gaules – ne serait pas l’île de la Cité, mais se trouverait en banlieue à l’intérieur de la boucle de Seine formé du territoire de Nanterre et de Gennevilliers, dont le Mont Valérien ferme l’accès au sud.