On accède au donjon du château de La Roche-Guyon, bâti vers 1190, par un escalier troglodyte, creusé dans le calcaire crétacé du coteau, à la manière de ces galeries secrètes qui, sur la côte d’albâtre, mènent du galet des criques jusqu’au sommet de la falaise. Cent vingt marches dont certaines hautes comme des seuils. On parvient au sommet de la tour le souffle si court que la vue peine à le couper davantage. Elle est pourtant abrupte et remarquablement dégagée, embrassant le nœud coulant d’une boucle de Seine, l’une des plus resserrée entre Paris et Rouen, avec celle des Andelys, siège d’une autre forteresse fameuse, Château Gaillard. Souveraine sur son côté méridional, cette vue est empêchée au nord par un couvert dense et commun de prunelliers, d’aubépines, de charmes, de chênes, de merisiers couvrant la limite supérieure du coteau. Avant la Révolution, la tour haute de plus d’une trentaine de mètres, affleurait le rebord du plateau du Vexin, portant sans doute la vue sur le vaste arrière-pays de l’ancien Duché et sur la frontière historique de l’Epte, qui longtemps sépara le royaume de France du duché de Normandie. Mais le département de Seine-et-Oise, craignant que des forces contre-révolutionnaires ne s’en emparent, ordonna son démantèlement en 1793. Les démolisseurs jetèrent à bas les pierres du donjon jusqu’à combler les fossés d’enceinte, puis se lassèrent de l’entreprise. La tour conserva vingt mètres. Suffisamment pour continuer de dominer la vallée de Seine, et les allées rectilignes de la grande forêt de Moisson sur la rive opposée. Trop peu désormais, pour porter la vue au-delà de la crête. La perpétuité d’un pays est peut-être au prix de cette soustraction.
À l’aplomb du donjon, au pied de la falaise, la famille La Rochefoucault reçut dans le logis seigneurial certains des plus vifs esprits du siècle des lumières : Turgot, d’Alembert, Condorcet. La vue avait changé d’objet. La surveillance du fleuve et le péage des marchandises sur l’eau ne contentaient plus les dépositaires de ce pouvoir vigie, qui scrutaient désormais le ciel avec un télescope, s’attardaient sur les minéraux du cabinet de curiosité ou fixaient le plafond du salon, décoré d’un ciel en trompe-l’œil, pour mieux écouter la conversation des savants avec la maîtresse des lieux, la duchesse d’Enville. Craquelé par endroits comme la coquille d’un oeuf où d’une mappemonde, ce ciel peint figure la rature délicate et abstraite du point de vue qui le surplombe, ruines d’un donjon qui ne sert plus qu’à l’édification des visiteurs.
La Marseillaise (1938), film de Jean Renoir, débute à la cour de Versailles. Le duc François Alexandre de La Rochefoucauld-Liancourt, interprété par William Aguet, vient avertir nuitamment Louis XVI (Pierre Renoir) de la prise de la Bastille. Mais le roi dort. ‘Il y a eu aujourd’hui une fameuse partie de chasse, et sa majesté dort comme Hercule après ses travaux’ prévient l’entourage qui ignore que Louis XVI, sujet à une fringale nocturne, dévore un poulet dans son lit. ‘C’est cette chasse’, lance le roi au duc de La Rochefoucault-Liancourt qui fait son entrée. ‘Nous avons poursuivi un dix cors ,et ils se font rares aujourd’hui’. À Louis XVI qui lui demande si le soulèvement parisien est une révolte, le duc répond par ce mot passé à la postérité : ‘Non sire, c’est une révolution ‘. Le tableau suivant s’ouvre en Provence sur un gros plan de pigeons picorant un champs. Un paysan émacié, Cabri, qu’interprète Edouard Delmont, abat l’un d’eux d’un coup de fronde. Le seigneur du village (Maurice Escande), entouré de ses gardes, le prend sur le fait. ‘Je t’ai vu’ lance-t-il, en caressant sa badine dans la paume de la main. Suivent le procès et la perspective disproportionnée d’une condamnation aux galères. Cabri s’y soustrait en s’échappant par une fenêtre. Franchissant un torrent, le paysan braconnier gagne les hauteurs et se lie à deux citadins révolutionnaires qui se cachent eux aussi dans le maquis. Depuis les Lumières, les représentations littéraires et cinématographiques du pays, sont souvent du côté de l’escarpement, de la mi-pente. Bien plus qu’un en deçà du paysage qui partout se donnerait à voir dans les molles étendues de campagnes cultivées, le pays est ce qui, entre la plaine et la montagne, résiste au paysage et à l’emprise du regard extérieur. Dans la vallée de l’Epte, la succession des fermes anciennes (Chesnay, Val perron) et des hameaux (Saint-Leu) suit la ligne d’escarpement des vaux perpendiculaires à la vallée (Roconval, Mauverand, Val perron, val du ru de Chaussy) et ménage la possibilité de voir venir. Portée de vue qui valait bien durée de vie au temps des fréquentes incursions vikings (851, 885) puis des affrontements incessants entre le royaume de France et le duché de Normandie.
À la recherche d’éléments sur les relations du duché de La Roche-Guyon et de son arrière-pays au siècle des lumières, je consulte aux archives départementales du Val d’Oise une liasse de procès-verbaux. L’un d’eux datant du 8 juin 1777 relate un fait de braconnage perpétré par le dénommé Claude Heudebert fils, tailleur de pierres, habitant Roconval, surpris par trois gardes-chasse, plaines, bois, eaux et forêts dépendant du Duché de La Roche-Guyon. Ayant entendu tirer ‘dans les environs de la remise de la Coste Morin’, les trois gardes s’y étaient embusqués au petit matin. Sur les dix heures moins le quart, le bruit d’un coup de fusil les fait se relever ‘de l’endroit de leur embuscade’ pour apercevoir ‘la fumée du coup’, et surprendre Claude Heudebert, tailleur de pierre demeurant au dit Roconval’ sur lequel est saisi ‘un pigeon mort et tout chaud’. ‘Le rejoint’ nie le fait et soutient qu’il n’est pas le tireur, qu’il est vrai qu’il a entendu le bruit, qu’il en ignore l’origine, et qu’il a ramassé le pigeon dans le sentier. Prévenu du procès-verbal, il rentre chez-lui pendant que les gardes fouillent ‘une pièce d’avoine attenante à celle de fillasse’, et découvrent un second pigeon ‘tiré comme le premier à coup de fusil et battant encore de l’aile’. Ils se transportent pour déposer le tout en la recette de madame la Duchesse où se trouve déjà le sieur Heudebert père, venu demander grâce pour son fils.
On ne sait pas l’issue de cette affaire, mais il est probable que Claude Heudebert fils n’a pas fini aux galères. Les condamnations de cette sévérité pour des faits de braconnage furent rares (six de 1680 à 1715, treize de 1716 à 1748). Elles impliquaient généralement la récidive dans la chasse au gros gibier, voire le meurtre de gardes. Dans notre cas, une amende de 100 livres ou moins, ainsi que prévalait l’usage est plausible. Roger Heudebert ignore combien de générations le séparent de cet aïeul braconnier dont je lui révèle l’existence, mais l’anecdote ne peut qu’amuser celui qui, depuis dix ans est le locataire de la chasse en forêt domaniale de La Roche-Guyon. Son patronyme figure aussi dans la monographie de la commune d’Amenucourt, rédigée par l’instituteur du village en 1899, qui précise qu’un dénommé Claude Heudebert – on ne sait pas s’il s’agit du père ou du fils – devint maire du village en 1793. Des écoliers qui fréquentèrent la classe unique d’Amenucourt après-guerre, Roger Heudebert est un des seuls à avoir fait sa vie sur place. Après l’école, il aidait son grand-père Henri qui possédait, sur le hameau de Roconval, une petite ferme d’avant la mécanisation agricole. ‘Nous avions trois chevaux pour les labours, sinon tout se faisait à la main. Les saisons commandaient. En mai nous faisions les foins, en juillet et en août les moissons. Mon grand-père cultivait du blé, de l’orge, et de l’avoine pour les chevaux sur le haut du val, de la betterave et de la luzerne dans le bas près de l’abreuvoir et quelques parcelles de peupliers, côté marais’. À seize ans, Roger Heudebert est entré dans une usine de chaudronnerie de Gasny qui l’emploie toujours. Jeune homme, il travaillait le soir chez la duchesse La Rochefoucault, montait le bois dans les bras - ‘tous les escaliers jusqu’à la salle des gardes et encore l’escalier du dessus’-, nettoyait les pelouses, piochait les allées du parc ‘qui montent en serpent’. Elles sont aujourd’hui, ensevelies sous le filtre des baliveaux, la cavalcade de ronces, comme ont aussi disparu sous la végétation du coteau les cultures de plantes tinctoriales, de vignes, d’arbres fruitiers et les herbages à moutons d’antan.
Au tournant du siècle dernier, le château de La Roche-Guyon et la vue des coteaux de Seine inspirèrent de nombreux peintres : Camille Pissarro réalisa une pointe sèche du château et deux huiles, La promenade à âne à La Roche-Guyon (1867), Claude Monet, La Seine entre Vétheuil et La Roche-Guyon et le château de la Roche-Guyon (1881) et Pierre-Auguste Renoir plusieurs toiles pour le marchand Durand-Ruel pendant l’été 1885. On ne connaît en revanche aucune œuvre représentant l’arrière-pays hormis la série des peupliers de Claude Monet, pour laquelle le peintre fit l’acquisition d’une peupleraie promise à l’abattage. Pendant son séjour, Auguste Renoir logeait à l’étage du café-tabac de la Grande rue où je discute avec Roger Heudebert. Auguste Renoir était accompagné d’Aline Charigot et de leur fils Pierre, à qui Jean, son frère cadet, né en 1894, offrit successivement les rôles du commissaire Maigret dans La nuit du carrefour (1932), de Charles Bovary dans Madame Bovary (1933-1934), et de Louis XVI dans La Marseillaise (1937-1938). Dans un livre de souvenirs consacré à son père, Jean Renoir évoque l’enfance d’Auguste dans les logements populaires de l’esplanade du Louvre, qui n’était pas à l’époque ouverte sur les Tuileries et l’Ouest parisien, mais fermée par le palais du même nom, incendié sous la Commune. Certains dimanches, Auguste accompagnait un voisin à la chasse et portait son carnier dans les champs de blé qui s’étendaient à l’emplacement de la gare Saint-Lazare et du quartier de l’Europe. ‘Ce terrain était, paraît-il, fort giboyeux. Les lièvres surtout y abondaient. Quand la chasse avait été bonne, le voisin donnait à son jeune acolyte, quelque belle pièce qui venait renforcer l’ordinaire de la famille. Mon père ne manquait jamais, après ces évocations cynégétiques, de mettre le chapitre sur Haussmann qui avait si fâcheusement transformé Paris’. En forêt domaniale de La Roche-Guyon, Roger Heudebert m’explique ses efforts pour former un bon groupe de chasseurs – des gens qui respectent les consignes et ne viennent pas chercher de la viande – et assurer la reproduction du gros gibier, chevreuils et sangliers. Pour le petit, voilà bien longtemps que les tableaux de cinquante lièvres en ouverture de chasse ne sont plus de mise. En proie tout à la fois aux desideratas de ses adhérents, aux atermoiements de la fédération départementale, aux borduriers des chasses voisines qui tirent jusqu’aux mères sanglier pleines pour remplir les congélateurs, aux cavaliers qui galopent au cœur du bois, aux promeneurs dont les chiens sans laisse dévastent au printemps les couvées de perdrix et mordent à l’automne les jeunes chevreuils, Roger Heudebert est parfois un peu lassé. Il soupire ‘La faune ici n’a pas sa place. On la pousse, la pousse...’ Dans La Marseillaise, Cabri et ses compagnons de maquis se nourrissent de merles et de lièvres qu’ils font rôtir devant la caméra de Jean Renoir. Dérobés à la vue par les collines, ils vivotent en attendant de rejoindre le cours principal de la société à la faveur des événements.
M’intéresse dans l’idée de pays une adhérence au résiduel, manière d’accommoder les restes, ce qui subsiste, continue de résider là, non pas en s’affrontant aux grandes forces extérieures, mais en s’y soustrayant. Pays qui, face à la volonté de mainmise et de conquête, sait ne pas se poser en obstacle ou en objet mais se fondre dans les marges du paysage, attendre son heure, mettre de la délinquance en réserve. Pays que le pouvoir tolère en tant que résidu offrant à des populations marginales, un espace d’arriération et de latence, et qui forme cet arrière-pays, conservatoire des hommes et de la nature, dans les romans et les films de Marcel Pagnol. Dans L’eau des collines, les habitants des Bastides blanches sont ‘les descendants de quelques tribus ligures, refoulées jadis vers les collines par l’invasion romaine’. Le Vexin est un de ces pagus, territoire de repli des tribus gauloises, et serait un dérivé de Velliocas, nom d’une tribu qui peuplait autrefois la rive droite de la Seine, entre Pontoise et Rouen.
Sous l’arboretum du bois de la Roche, un second val débouche au Mauverand face à la grande côte herbeuse de la Côte-aux-chiens. Les Desvignes, qui possèdent la dernière ferme d’Amenucourt, partent cette année à la retraite et se séparent de leur troupeau. Personne ne prend la suite. À l’étable, Madame Desvignes câline une petite génisse baptisée Colline. Je songe au roman de Giono inspiré par le poète américain Walt Whitman - ‘Que vois tu Walt Whitman ? Qui sont-ils que tu salues, et qui l’un après l’autre te salue ? Je vois une grande merveille ronde couler à travers l’espace, je vois en tout petit des fermes, des hameaux, des ruines, des cimetières, des geôles, des fabriques, des palais, des cabanes, des huttes de barbares, des tentes de nomades sur la surface, je vois d’un coté la partie dans l’ombre où dorment les dormeurs, et de l’autre la partie ensoleillée, je vois le déplacement rapide, si curieux, de la lumière et de l’ombre, je vois des pays lointains, aussi proches et réels pour ceux qui les habitent que l’est mon pays pour moi’- et de fil en aiguille, à Toni (1935), autre film de Jean Renoir, tourné dans les établissements Marcel Pagnol de Marseille et à Martigues, dans les collines qui entourent la ville : cette ‘campagne latine’ que Renoir se plaisait à voir ‘inchangée depuis l’époque où les Romains vinrent organiser le pays’. Là , des ouvriers immigrés, venus de toute la Méditerranée, mènent, après le travail, la vie de paysans, remuant la terre et bâtissant de petites fermes sur des lopins achetés avec leurs économies. ‘Dans Toni, je me suis appliqué à faire des panoramiques qui relient clairement les personnages entre eux et à leur environnement’ écrivait Jean Renoir qui recruta également des comédiens sur place, pour épauler les professionnels parmi lesquels figure déjà Edouard Delmont, le Cabri de la Marseillaise qui campe Fernand, un ouvrier espagnol, confident de Toni. Inspiré d’un fait-divers, le film raconte l’histoire tragique d’Antonio Canova, dit Belmont (Charles Blavette), travailleur immigré employé dans les carrières de pierres, et victime d’un engrenage social implacable. À la fin du film, Toni échoue à se débarrasser du corps du contre-maître Albert sans être vu par le garde-chasse. S’engage alors une chasse à l’homme à laquelle participe des gens du pays. Toni détale le long de la voie ferrée qui l’a conduit à Martigues avec la masse des autres immigrants. Mais au débouché du viaduc, un chasseur, à qui les gendarmes avaient commandé de tirer en l’air, l’abat comme un lapin.
Au pays, la vue ouvre un droit sur la vie, la vie du gibier, la vie de l’homme. L’oiseau migrateur continue de traverser à la merci du regard sédentaire ce champ visuel que l’étranger de passage a longtemps redouté pour lui-même. Voyageur des temps de brigandage dont l’homme du pays savait les points d’entrée et de sortie, et à qui il pouvait consentir l’hospitalité ou au contraire tendre une embûche. Les paysages, surtout les plus riants occultent la topographie de crimes enfouis, qui sont souvent l’origine même de l’édification de la puissance foncière et économique. La description d’une industrie du crime commis en bande organisée fait courir le frisson sur les paysages insouciants de l’enfance d’Apu dans La complainte du sentier de Bibouthi Bhoustan Banerjee, qu’adapta Satyajit Ray au cinéma (Pather Panchali), après avoir rencontré, à Calcutta, Jean Renoir venu tourner Le fleuve en 1949 : ‘Au nord du village de Nischindipour, en bordure de la route qui passant par Nababganj s’en allait de Chouadanga vers Taki, dans l’immense terrain inculte s’étendant jusqu’à l’horizon appelé le champ de Sonadanga, au bord de la grande mare dite de Thakourjhi, se tenaient les assises des brigands. Ils se cachaient sous l’immense banian qui bordait l’étang et tuaient les voyageurs isolés pour les dépouiller de tous leurs biens. Leur façon de procéder était étrange. Ils assommaient d’abord d’un coup de gourdin sur la tête les malheureux passants et les tuaient puis, seulement, les fouillaient. Souvent ils s’apercevaient alors que leur victime ne possédait même pas le quart d’une roupie. Ils jetaient ensuite les cadavres dans la mare et retournaient se poster sous l’arbre espérant se rattraper de leur effort vain sur le prochain voyageur. L’immense banian se voit encore au milieu du champ, au nord du village, en bordure de la route’. Tout autant que des fils soldats tombés pour la mère patrie, reposent dans le sol du pays des étrangers de passage assassinés et des morts d’indifférence.
La famille Huber, implantée à Chérence où elle possédait une grande ferme, put racheter en 1852 le Val Perron aux La Rochefoucauld, grâce à l’exploitation des carrières dans la forêt de la Roche-Guyon. Acheminées à Paris par la Seine, les pierres de Chérence ont été utilisées pour réaliser, parmi les décors sculptés de l’Arc de triomphe, le haut relief La Marseillaise (1833-1836) de François Rude sur le thème du départ des volontaires de 1792. ‘Aussi loin que l’on se souvienne, ce bout du monde a toujours été l’endroit mythique où la famille se réunissait pour aller à la chasse. Il y avait aussi des pâturages à l’entour et des vergers pour faire un peu de cidre. À l’instar de Marie-Antoinette et de son hameau, mes ancêtres venaient sans doute ici cultiver leur nostalgie paysanne’ ironise Alain Huber, architecte, qui hérita des lieux en 1977. Après avoir consacré tout son temps libre à remettre sur pied les bâtiments de la ferme, Alain Huber s’emploie désormais à remailler le paysage. En marge de l’agriculture intensive, il entretient des friches avec son troupeau d’ânes, replante des haies pour fournir du couvert au gibier et aménage des vues en faisant entrer la lumière en des lieux précis. ‘Deux ans après une coupe à blanc, on assiste à de magnifiques explosions végétales et à l’apparition d’espèces jamais vues auparavant. Il n’est pas un endroit du bois qui ne soit pour moi chargé d’histoire’.
L’effroi du pays pour l’homme de passage n’est plus tant aujourd’hui la crainte de l’embuscade, que le climat inhospitalier qu’entretiennent avec une ardeur insoupçonnée certains esprits chagrins des lieux qui étiquètent les paysages d’une signalétique répulsive : ‘pièges à feu’, ‘chasse gardée’ et autres propriétés dans lesquelles on pénètre à ses risques et périls. Aux toponymes les plus intimes d’un pays habité par des trajets jusque dans ses noms, se substituent les pièges écrits d’un paysage déserté par la parole, où le vocabulaire sert à l’élimination des nuisibles comme le roundup et les taupières. ‘C’est une région peu sereine’ admet Henri Blanc qui plusieurs fois par semaine, promène son ‘village ambulant’ de marcheurs. Ce professeur des écoles, à la retraite, dont la première affectation fut le sud de l’Atlas, découvrit la seconde, le plateau du Vexin français, par un hiver 1966 où le thermomètre affichait moins 27. Par sa verve conjuguée à ses culottes courtes, Henri m’évoque Louis Pergaud, figure de l’écrivain maître d’école posté au cœur des rudes plateaux jurassiens, dans les villages de Durnes puis de Landresse, et qui mourut, portant aux pieds ses croquenots de chasse, sous les obus de son propre camp après avoir été blessé dans l’assaut des positions allemandes de Marchéville-en-Woëvre en 1915. En chef de bande façon Lebrac et ses Longevernes dans La Guerre des boutons, Henri Blanc donne des surnoms, mais n’en porte pas lui-même : Méremptoire, Breton dit le commissaire Taillanter, frère Bernard Dans la vieille côte de Coppierres, où mûrissaient jadis les raisins d’un vin de pays défunt, le vent levé aspire vers nous l’orage et les éclairs. Nous nous hâtons en lisière d’une terre aux mottes dures à l’oeil, tellement les haies, le couvert mis nulle part manquent. Forçant la marche, nous trouvons à nous abriter sous le lavoir. Henri entend la pluie plus qu’il ne la voit. Tombé depuis huit ans dans la malvoyance, ses visions sont celles, désormais diluées, de ‘paysages très atténués’. Exégète des paysages et des monuments posés devant les yeux du groupe, Henri ne les voit plus mais les commente. Il randonne désormais dans le pays de sa mémoire, et s’il marche, c’est pour se défaire d’un peu de son mal en chemin.
Au sortir de Chaussy, la ferme de Boucagny appartenait autrefois au château de Villarceaux, propriété de la famille de Villefranche et fief du Duché de La Roche-Guyon. C’est aujourd’hui une fromagerie et une ferme de séjour pour des classes vertes venues des banlieues proches. Des enfants d’Epinay-sur-Seine préparent la veillée et la nuit sous tipis en ramassant des fagots de bois. L’évocation du mot ’pays’ déclenche un dialogue à bâtons rompus sur le ‘bled’, les maisons au village et leur basse-cour qui aimantent des récits picaresques dans lesquels le père chasse le sanglier poursuivi par l’alligator, l’oncle monte le cheval le plus rapide de la contrée, la grand-mère élève un troupeau de chèvres et d’ânes à perte de vue. Je réalise combien les attaches mauritaniennes de Boubou Diallo et de son frère Souleyman, l’ascendance sénégalaise d’Adama et d’Ibrahim Kebe, algérienne de Munir Benchetour, ne sont pas différentes des attaches normandes d’Alain Huber ou des miennes. Ces pays, que la plupart n’ont jamais vu, où les parents promettent, sans pouvoir tenir, d’aller passer les grandes vacances, ne sont pas la Mauritanie, le Sénégal, ou l’Algérie, mais de simples maisons de village ou de petites fermes, converties en pays immenses par les mémoires enfantines.
La grand-mère de Stéphanie de Villefranche, qui habitait le château de Villarceaux, fit en 1921 l’acquisition de celui d’Ambleville auprès d’un marchand de tableaux, connu pour ses collections de peintures italiennes et espagnoles . Elle n’y dormit jamais, mais s’intéressa aux jardins dont elle songeait à retrouver le tracé de la renaissance, sous leur aménagement à l’Anglaise datant du XIX siècle. Davantage que la propriété foncière, c’est ce rêve qu’a légué la comtesse à sa petite fille qui l’a concrétisé longtemps après sa mort. ‘Il m’a fallu longuement penser à comment porter cet endroit’, dit Stéphanie de Villefranche qui hérita de la propriété par son père lorsqu’elle avait tout juste vingt-cinq ans. ‘L’endroit a aussi été pour moi une façon d’aller physiquement jusqu’au bout de mes forces. Je suis allé bien souvent au-delà de la fatigue physique’. Cette entrée en matière conforte l’idée traditionnelle du jardin comme lieu pour soi, retiré voir soustrait au monde par son propriétaire. Lieu prélevé sur un espace typique, la vallée de l’Epte, et modelé à son image par celui qui l’habite. Dans cette perspective le paysage, et à fortiori le pays serait hors de la visée du jardin, lieu clos pour qui la vue au loin ajoute à l’agrément, mais n’est pas décisive. Pourtant à la différence des jardins médiévaux fermés sur eux-mêmes, ou des jardins à la française, entièrement maîtrisés, les jardins de la Renaissance s’ouvrent sur l’extérieur, l’infini. Ceux d’Ambleville ont été conçus pour être vus d’en haut, depuis les terrasses creusées à flanc de coteau. Surplombant la vallée, ils intègrent les collines au loin, les bois de la Garenne et des Vignes, les brumes matinales, l’hiver quand l’Aubette, rivière en contrebas comble la vue et la vallée. Je demande à Stéphanie de Villefranche, occupée à tailler un if sur son échelle, de fermer les yeux sur le paysage environnant. Le temps d’un portrait. Ses enfants, juste rentrés de l’école communale, se tiennent à ses cotés dans la plate-bande. Un pays appartient autant à ceux qui le rêvent qu’à ceux qui le tiennent.