« Alors ou se trouvaient les centaines de milliers de morts, de disparus ? Je cherchais à savoir si la frange de cent cinquante mètres environ de dévastation tout autour de l’île n’était qu’un immense faubourg de paillotes. Réponse non. La plupart des habitants vivaient au centre de l’île, le reste n’étant composé que de petits villages de pêcheurs assez éloignés les uns des autres. J’arrêtais là mon enquête faute de précisions, il n’y avait jamais eu de recensement dans l’île et l’on ne pouvait se fier qu’à de très vagues estimations » doutait depuis l’île d’Hatiya, Pierre Bois, journaliste du Figaro, dépêché lors du grand cyclone du 23 novembre 1970 qui fit environ 300.000 victimes.
Je connus moi aussi cette situation dans les confins boueux et inondés du delta de la Chakaria, après le cyclone du 30 avril 1991 qui fit environ 130.000 victimes. Descendu de l’avion, j’avais pris la tangente des excursions héliportées du gouvernement et choisi de descendre en train vers Chittagong. Par la fenêtre du compartiment défilait une campagne radieuse d’avoir été peignée dans ses moindres cordeaux par une infinité de bras. Il m’avait semblé voir défiler le très long ruban d’un tableau de Pieter Brueghel l’Ancien, où les moindres recoins de campagne recèlent des activités humaines. Plus que l’œil ne peut embrasser et fixer. Ici la pêche d’une mare et la ligne que l’on ferre, la nasse que l’on relève, l’épervier que l’on jette. Nul désert, nul répit, nul pointillé. Des cris, des déboulés, des poses de défis que les enfants empruntent au passage de la machine, leurs quolibets qui se diluent dans l’enjambée d’un pont. Ici encore des buffles menés à la badine vers la rivière, des femmes au bain, des hommes juchés sur des radeaux de troncs de bananiers, des plantes aquatiques que l’on amoncelle pour dégager le miroir de l’eau. Plus loin, le piquant doré des champs moissonnés en ligne, les tricots de corps blanc essorés de sueur, les fagots de riz qui s’égrènent, scandés par les chants des journaliers, un char à bœuf dont les essieux grincent sur la digue où se lève la poussière.
De Chittagong, j’avais vainement cherché à m’embarquer pour Sandwip, mais les conditions de la mer ne s’y prêtaient pas. En dépit des dollars et de mon insistance, nul batelier n’était prêt à s’y risquer. Je leur en suis reconnaissant aujourd’hui que je sais tant d’anecdotes de naufrages. Excédé, je me fis déposer de nuit à Pékua, point d’accès vers l’île de Kutubdia épicentre de la déferlante. Au matin, je fus quitte pour une marche harassante à travers la détrempe des rizières, les tronçons de digues savonnées par le cyclone. On me menait ça et là aux cadavres dispersés dans les débris de paille, violacés et obscènes aux côtés de charognes de bétail exagérément dilatées. Rien de spectaculaire pourtant au regard des efforts consentis pour cette tangente. Nulle part l’intensité escomptée des scènes poignantes de larmes et de douleur. Partout la résignation de survivants sonnés, exténués, mais debout errant dans le désordre des fermes hachées par la vague, innombrables en regard des quelques corps relevés, plus curieux de moi que je n’étais d’eux tout occupé à traquer les morts.
Pourtant les statistiques gouvernementales ne mentaient pas. Tout juste avaient-elles l’heur de nous surprendre en exhumant des recoins du delta des vies humaines dont nul n’avait l’idée avant qu’elles ne passent à trépas, et dont on s’étonnait qu’il puisse en rester tant. Pressés d’expédier leurs films et leurs commentaires, la plupart des correspondants n’avaient pas pris le temps d’atteindre véritablement les avant-postes de la déferlante. Ceux qui s’y employaient arrivaient dans le calme d’après la tempête. Et qu’auraient vu Pierre Bois de plus, tout au bout de sa traversée exténuante vers Hatiya, s’il avait trouvé le moyen de pousser tout au sud de la baie jusqu’à l’île de Nijumdwip sur laquelle ne survécurent qu’une cinquantaine d’habitants ? Ou sur Shahebanir char tout au nord ? Sinon la terre fraîchement astiquée par la marée, une île du début du monde d’où nul ne revint, et que l’érosion a depuis longtemps rayé des cartes et bientôt effacé des mémoires. À Tingaon, sur la digue est d’Hatiya, une femme âgée de 70 ans, prénommée Ambia Katun, m’a raconté en 1996 comment périrent ses cinq fils et son mari sur Shahebanir char le 23 novembre 1970. Il m’a fallu du temps pour comprendre qu’on ne trouve les morts dans les franges du delta du Bengale qu’à la condition d’en passer par les vivants.
Les vivants sont volatiles ici plus qu’ailleurs. Quatre jours après le 30 avril 1991, la quasi-totalité des reporters étrangers avaient quitté le Bangladesh pour courir en meute sur un autre fait saillant de la planète. Ils n’y sont pas revenus. Sans doute faudra-t’il attendre la prochaine crue du siècle, le prochain cyclone, pour redonner une existence palpable aux habitants des franges du delta, convoqués au lendemain des désastres, afin que ne se tarisse pas la manne de l’aide internationale, les effets d’annonce du jeu politicien et le poker menteur des initiatives diplomatiques, relégués le reste du temps dans l’indifférence des oublis statistiques et l’incurie gouvernementale. Fantômes, « bhut » en bengali, parce que dépourvus d’existence sauf à mourir en grand nombre. Quantités négligeables ne pouvant prétendre qu’au tableau d’honneur des calamités naturelles.
J’ai séjourné quelques semaines supplémentaires au Bangladesh après ce cyclone. En début d’année, j’avais couvert la guerre du Golfe, lieu d’autres statistiques tout aussi virtuelles, celles des milliers de morts irakiens. Aucune image n’était venue évoquer ces anonymes ensevelis dans leurs tranchées par des tapis de bombes et des engins de terrassement. J’avais senti poindre en moi le divorce d’avec un photojournalisme qui utilise le monde entier comme faire-valoir de sa propre mythologie et ne le parcourt que pour mieux y reconnaître l’iconographie que tous ceux qui ne voyagent pas ont en tête. À quoi se doit de ressembler une photographie de guerre pour être considérée telle, ici où nous ne vivons pas la guerre ? À quoi se doit de ressembler une image du Bangladesh hors du Bangladesh ? Je suis souvent revenu au calme de ce pays qui n’intéresse personne ou presque pour me déprendre d’images et échapper à mes commanditaires.
J’ai peu à peu découvert l’ambivalence de l’eau et la complexité de ce delta. Mon intérêt s’est orienté vers ces vivants ou plutôt ces survivants, dépositaires d’une tradition orale qui conditionne l’adaptabilité des populations à l’eau, à ces bienfaits comme à ces menaces, et qui vivent en terrain mouvant de la géographie comme de la mémoire : îles fluviales - chars - du Brahmapoutre, mer intérieure du bassin des haors au nord-est du pays, far-south des terres nouvellement émergées en baie du Bengale.
Dans les confins du delta du Bengale, la terre coule mélangée à l’eau, les fleuves sont gradués dans l’opaque du jaune au brun et l’on ne voit jamais leur lit sous l’onde. Chaque flot est une promesse de terre à venir. Chaque île un dépôt de limon à reprendre. Les habitants des chars du fleuve Brahmapoutre-Jamuna, comme ceux de l’embouchure de la baie, sont issus d’un ici sans contours durables. Une nuit suffit, quelques jours, quelques années pour tout araser. « Quand nous sommes retournés à nos maisons après avoir pris refuge dans l’abri antyclonique en 1991, l’île était une terre inconnue. Les lieux étaient difficiles à reconnaître » dit Fazlur Rahman de Dhal char une des îles les plus au large de la baie du Bengale. Il faut affronter cette mémoire liquéfiée à laquelle les paysages n’offrent pas d’adhérence, déconcertantes étendues qui sans cesse réempruntent aux courants et au tapis roulant du limon, une jouvence dont les organismes exténués des hommes se font l’écho, les faire-valoir.
Lassitude de toujours devoir renaître à une terre déloyale qui n’est la même que parce qu’elle figure au même endroit, au même point de départ, et qui n’a rien retenu de la sueur, des efforts, de la souffrance de ceux qui l’empoignent depuis des générations. Terre qui boit tout et se disperse au seuil de rendre. « Quand enfin les maisons deviennent bonnes et la terre fertile, l’érosion arrive et il faut repartir de zéro » remarque Hayatun de Rulipara, un char de la Jamuna. Dans ces confins qui se refusent à porter la marque de l’homme, ce sont les visages qui ont vertu de paysages, et leurs stigmates témoignent de ce combat démesuré contre l’eau, dont l’intimité obsédante est celle d’un ennemi de chair et d’os. « Si la Jamuna était un homme, je le tuerais » m’a lâché un jour ce paysan de Gaibandha victime des assauts répétés de l’érosion.
Sur ces terres hostiles à l’identique et qui ne sont acquises qu’au principe de leur éternelle résurgence, où la végétation promise aux déracinements de l’aval ne connaîtra jamais la force de l’âge, où les habitants vivent entourés de si peu de biens, si souvent cédés à bas prix pour faire face aux aléas, si souvent abandonnés au courant dans la détresse de l’érosion, que photographier qui ait quelque relief en comparaison de cette terre si plate, si nue, si volatile, si ce ne sont ces visages, rares au regard de l’espérance de vie ambiante, si bien qu’on les déplie précautionneusement comme de vieilles cartes parcheminées indiquant des contrées tombées dans la déshérence et la terra incognita.