Gilles Saussier, 39 ans, présente Studio Shakhari Bazar, un projet mené depuis 1997 dans une rue de Dhaka, capitale du Bangladesh, et formé de générations successives de portraits d’habitants en couleur. Formé dans la tradition classique du reportage au début des années 1990, Saussier, s’en est échappé et trace sa voie dans l’art contemporain. Loin du commerce du regard, il revisite à la fois la tradition classique documentaire et l’usage de la photographie par les artistes conceptuels. Volubile et souriant, il retrace son itinéraire, de son premier reportage sur les habitants de l’île de Chatou au quartier hindou de la vieille ville de Dhaka où il retourne périodiquement.
Vous entrez à l’agence Gamma en février 1989. Comment ça se passe ?
Mal. J’avais 24 ans, je sortais de l’université, j’étais très décalé. Surtout, techniquement, je manquais de pratique. Petit à petit, j’ai couvert l’actualité internationale avec l’effondrement du bloc soviétique et la révolution roumaine. Quand il y a eu la guerre du Golfe, j’ai pensé que ce serait notre Vietnam, qu’on allait égaler Gilles Caron ou Don McCullin. Or, le propre de la guerre, c’est de ne ressembler à rien. Je n’ai pas pu faire ces grandes images d’action dont je rêvais et j’ai mal vécu les photos anecdotiques qui ont été publiées. Je me suis senti inutile.
En juin 1994, vous démissionnez de l’agence Gamma. Qu’avez-vous appris ?
J’ai appris à me méfier de mes propres critères, d’images et de cette logique de l’instantané chère à Cartier-Bresson. Je me suis rendu compte de l’étendue du conformisme et du corporatisme dans la photographie de presse. J’ai rompu avec les normes de ce milieu mais l’information continue de me passionner. Je voulais produire des images qui posent question et non me servir des événements d’actualité pour m’inscrire moi-même dans la petite histoire du photojournalisme.
Des images qui posent question ?
Paradoxalement les images qui se donnent pour des images d’information sont très pauvres en informations. Elles permettent rarement de poser la complexité des événements auxquels elles se rattachent. J’ai toujours été sensible à, cette complexité de l’enquête. Avec l’idée que l’image propose une lecture, et même plusieurs niveaux si possible et qu’elle produise, aussi du déplacement. Rien n’est plus affreux que de photographier les gens pour les mettre à leur place. Ce que dénonçait déjà Roland Barthes en 1957 dans Mythologies à propos de l’exposition Family of man ’Tout içi, contenu et photogénie des images, discours qui les justifie, vise à supprimer le poids déterminant de l’histoire’. Les pauvres ont l’air pauvres, les islamistes fanatiques etc. Les gens sont là pour faire image. Moi ce qui m’intéresse, c’est l’inquiétude que produit le réel, pas de le couler dans des clichés.
Pourquoi cet intérêt soudain pour le Bangladesh ?
J’y suis allé la première fois après le raz-de-marée qui avait fait, 130 000 morts en avril 1991. J’avais en tête les images que Chip Hires avait faites en 1988 lors des inondations. Mais une fois de plus, les événements étaient plus complexes. Ce ne sont pas des gens avec de l’eau jusqu’au cou. Contrairement à ce que racontent les médias de masse, l ’eau n’est pas responsable de la pauvreté au Bangladesh. Celle-ci résulte largement de la structure sociale héritée du colonialisme. Pour montrer que l’eau n’est qu’un facteur aggravant des conditions de vie des plus pauvres, j’ai réalisé une enquête documentaire de deux ans sur les paysans sans terre peuplant les îles fluviales du delta. Je voulais mettre des visages, des noms, des récits sur les statistiques des calamités naturelles. Le livre Living in the fringe est paru en 1998.
Et vous avez commencé à photographier les gens dans les rues de Dhaka ?
On va au Bangladesh pour regarder mais on devient soi-même le point de focalisation. Quand on fait de l’instantané, c’est un enfer ! Les gens sont d’une curiosité insatiable. En une minute, cinquante personnes sont autour de vous, et regardent le photographe photographier. Ça peut durer des heures... Les premiers temps, j’étais très agacé, je répétais ’laissez-moi travailler’, et plus je m’énervais, plus ça les captivait. Je voulais être dans la transparence. J’ai commencé à lire et rencontrer des anthropologues, qui, eux, avaient réfléchi à ces questions de la présence de l’observateur sur le terrain et qui avaient déconstruit, notamment depuis la décolonisation, leur position sur le terrain. Ce sont, toujours les mêmes qui observent et les mêmes qui sont observés. Pour moi, le colonialisme est l’impensé majeur du photoreportage.
À quoi ressemble Shakhari Bazar ?
Ce quartier hindou, sorte de ghetto, est la dernière poche de diversité culturelle et religieuse dans la vieille ville de Dhaka autrefois très cosmopolite. C’est une longue rue de 3m50 de large et de 300 m de long. J’y faisait beaucoup de photos lorsque j’habitais Dhaka en 1995-96. Avec l’évolution de mon travail ces images n’avaient plus tellement d’intérêt pour moi. Je me voyais mal les publier dans des magazines géographiques. Mais elles en avaient pour ceux que j’avais photographiés. J’ai donc décidé de distribuer ces images aux habitants lors d’une exposition sous chapiteau dans Shakhari Bazar en 1997. Avec une certaine part d’ironie, je le précise. Car cet ensemble d’images était pour moi, comme de la mauvaise verroterie que le blanc distribue aux indigènes pour faire ami-ami.
Vous étiez content ?En trois jours plusieurs milliers d’habitants sont venus. J’étais content d’avoir trouvé le moyen de dilapider les restes de mon activité de reporter et d’avoir inventé ce dispositif dans lequel l’exposition apparaissait était le début et non la fin d’un processus de prise de vue. En 2001 muni de la liste des gens à qui j’avais distribué des portraits, je suis retourné visiter les images et leur propriétaire. Je voulais étudier la dissémination de mes images dans la rue, ce qu’elles étaient devenues, ce que les gens en pensaient et faire de nouveaux portraits. Qu’est-ce qu’une image là-bas ? Qu’est-ce, qu’une image ici ? Autrefois, je cherchais à convertir l’actualité en images ; aujourd’hui je traite de l’actualité de mes propres images.
Qu’est-ce qui vous plaît dans le portrait ?
Henri Cartier-Bresson aimait à dire qu’il n’était pas portraitiste. C’est vrai. A la différence du documentaire, le reportage s’est rarement intéressé au portrait de l’homme du commun, plutôt aux personnalités politiques, économiques ou artistiques. La plupart des classiques documentaires comme Dorothea Lange, August Sander, Berenice Abbott venaient du studio et avait une formation de portraitiste. Je crois pour ma part à la démocratie du portrait surtout quand il existe une procédure que le photographe rend lisible comme chez Bernd et Hilla Becher. Je propose pour ma part une démarche, un espace mental autour des images pas un regard. Je rejette l’idée de faire commerce d’un style, d’un regard. C’est au regard du spectateur qu’il faut offrir de la place, pas au regard du photographe.