Lorsque je suis intervenu à Cherbourg-Octeville en 2004, je travaillais depuis deux ans à Nantes sur un autre projet de renouvellement urbain dans la cité HLM de Malakoff à l’invitation de l’association Peuple & Culture Loire-Atlantique. La coïncidence du Grand Projet de Ville (GPV) à Nantes et de l’Opération de Renouvellement Urbain à Cherbourg (ORU) semblait fournir d’emblée un fil tout tracé pour travailler à déconstruire la manière dont sont représentés les quartiers d’habitat populaire en France : des espaces de relégation sans liens avec la ville véritable, peuplés par une masse réduite à ses déterminismes, c’est-à-dire à ses handicaps sociaux.
Je me méfiais cependant de reproduire à Cherbourg ce que j’étais en train de faire à Nantes : des tableaux et des assemblages combinant miroirs et photographies, et réalisés pour l’essentiel à partir de portraits d’habitants en situation de déménagement ou de visite de relogement. Propositions [1] revisitant les tableaux-miroirs de Michelangelo Pistoletto selon d’autres modalités (miroirs inclus dans des images et non pas l’inverse, images en regard de miroirs et se recomposant dans l’espace habité dos au spectateur…) et dont la finalité n’était pas tant de faire tableau que de faire studio en démultipliant les espaces de prise de vue [2]. Cette précaution envers le ressassement stylistique qu’encourage parfois la commande publique ne fut cependant pas complètement étanche. La photographie du chantier du canal de retenue pris depuis l’avenue Carnot fit accroc à mon dogmatisme et prolongea incidemment à Cherbourg les séries avec miroir de Nantes. La conséquence de ce refus de la répétition fût cependant le long empêchement d’un projet par l’autre. Aussi longtemps que durait Nantes, je ne sus comment m’engager à Cherbourg.
Cette indécision de forme recoupait aussi celle de la ligne politique, ou de l’absence de ligne politique, de la commande. À l’inverse du Grand Projet de Ville de Nantes, l’Opération de Renouvellement Urbain de Cherbourg-Octeville ne suscitait pas chez les habitants les inquiétudes et la contestation dont mon travail s’était fait l’écho à Malakoff dans le débat local contre les positions de la municipalité et des équipes de quartier [3]. L’antagonisme et la compagnie qui nourrissent habituellement mes projets de photographes manquaient. J’étais seul, livré à un espace qui ne m’évoquait rien, sinon la combinaison en un grand cul-de-sac de la mer et la montagne, quand mon imaginaire est tout entier fluvial. De ma pièce de séjour de la rue de Strasbourg, je regardais descendre les passants par la sente de l’Amont Quentin comme assis immobile à l’intérieur d’un grand sténopé. J’imaginais cet appartement vide et bientôt débarrassée de ses huisseries. Son embrasure me semblait la focale parfaite d’une vue d’ensemble et la grande échelle que déployaient parfois les pompiers dans la cour voisine agissait sur moi comme le trépied d’une très longue pose.
Entre mon premier séjour à Cherbourg et les suivants, j’avais fait la connaissance à Nantes du sociologue Jean-Yves Petiteau –connu pour sa démarche des itinéraires [4]- et à Cherbourg de Lahsen Engoubi, un jeune adolescent du sud marocain fraîchement installé dans le quartier des Provinces suite à un regroupement familial. Je m’étais intéressé à la façon dont lui et ses amis participant au même cours d’alphabétisation s’étaient appropriés la ville. Quels étaient leurs parcours urbains ? Comment voyaient-ils la place du Théâtre , les monuments et les collections du musée Emmanuel Liais ? Ces itinéraires des quartiers Est vers le centre-ville de Cherbourg interrogeaient la nature des lieux. La place du théâtre devenait ‘le lieu pour connaître des gens’. La statue de Napoléon ‘le monsieur sur le cheval’. Les jardins du Musée Liais ‘l’endroit des arbres qui vivent longtemps’. Le palmier jubaca spectabilis qui a résisté au gel après les destructions des serres en 1944 et vit depuis en plein air prenait une dimension nouvelle tout comme un petit escalier de pierre de peu de relief auprès duquel Lahcen aimait à retrouver un fragment préservé de sa maison natale.
À Nantes, j’avais déjà eu l’intuition de ces dédoublements d’espace. Je m’étais rendu compte que de très nombreux locataires de cités HLM étaient paradoxalement propriétaires de résidences secondaires. L’espace vécu se doublait souvent d’un espace projeté, la maison au bled qu’on bâtissait à distance. Le Sud marocain pouvait être lu comme un arrière-pays nantais ou cherbourgeois. Un avenir hypothétique là-bas empêchait de vivre complètement ici. Mais, selon des modalités conscientes ou inconscientes, ces espaces communiquaient. Il y avait de l’écho, des résonances. J’imaginais pouvoir accompagner Lahcen lors de son trajet estival de retour au bled, confronter la typologie des lieux ici et là-bas, mais le temps de cette recherche ne coïncidait plus avec celui de la commande.
Je fus absorbé les deux années suivantes par mon projet du Tableau de chasse en Roumanie et la préparation avec l’équipe du Point du jour de la publication de Studio Shakhari Bazar. Après ce livre qui s’intéresse à la façon dont la photographie pensée comme un acte peut construire, à l’échelle d’une rue ou d’un quartier, un espace spécifique et partagé de représentation, ma pratique documentaire avait pris une dimension encore plus ouvertement performative [5]. Je réalisai à Nantes une performance, Le gué, en en 2007 puis un film vidéo L’île d’après, retour sur un itinéraire de Jean-Yves Petiteau sur une île de Loire près d’Ancenis. C’est dans ce contexte que je fus travaillé par l’idée d’une chambre photographique en miroir sans tain dans lequel se glisserait le photographe et qui se déplacerait dans l’espace public. J’aimais le côté résolument voyeuriste et contraire à l’esprit de la plupart de mes projets de cette chambre sans tain dans laquelle la pellicule aurait été remplacée par le photographe.
Dans mes notes d’intention à propos de la chambre miroir, j’avais écrit : « L’évolution technique des appareils photographiques conduit à faire tenir le monde dans des appareils aux dimensions toujours plus réduites et plus maniables. La taille de la chambre miroir a été choisie pour n’y faire entrer qu’une chose : le photographe. Il s’y tient parce que l’extérieur n’y tient pas ». Je concevais initialement la chambre miroir comme un cube de 2, 26 m de côté soit la silhouette d’un homme debout levant un bras, échelle humaine à partir de laquelle l’architecte Le Corbusier avait construit sa grille selon « le modulor ». Le Corbusier proposait aux autres de reconnaître leur corps dans son architecture. La chambre aurait imposé au corps du photographe une unité de base à sa propre échelle pour au contraire désincarcérer le corps des personnes photographiées des accoutumances du cadrage. J’avais en tête de revisiter par cet appareil surencombrant le thème des portraits réalisés par Walker Evans métro New-Yorkais entre 1936 et 1939 et publiés dans Many are called (1966). Walker Evans photographiait les passagers des transports sans les viser avec un appareil en bandoulière muni d’un déclencheur souple placé dans sa poche. Mais à la différence des photographies d’Evans soustraites aux personnes photographiées, la chambre miroir produirait une contrepartie immédiate pour les personnes photographiées : leur renvoyer leur image. Les photographies produites avec la chambre miroir n’auraient été que des images dérivées d’images déjà réfléchies dans l’espace public. Photographies sans primauté et dont les négatifs auraient été comme l’empreinte d’images jamais entrées dans l’appareil, jamais mîses en boîte.
En imaginant un acte photographique qui pour exister n’ait pas besoin de se retrancher dans l’appareil et soit tout entier disponible et reproductible dans l’espace public, je poursuivais ma réflexion sur les conditions d’hospitalité de la photographie. Dans Situations du reportage, actualité d’une alternative documentaire (2001), j’avais déjà pointé combien le lieu de l’instant décisif cher à Henri Cartier-Bresson et aux reporters était inhospitalier. Le bon endroit au bon moment n’est bon que pour le photographe élu et ne peut être envisagé comme le lieu d’un partage mais plutôt d’une césure avec le monde extérieur [6]. Quand bien même son texte gravé prétendrait le contraire, une statue ne peut partager avec le passant son piédestal. Cette préoccupation était réapparue dans ma fréquentation de Lahcen et de ses amis. J’avais écrit dans l’exposition des photographies extraites de leurs itinéraires au musée Thomas Henry [7] qu’il est plus facile d’accueillir l’Egypte comme horizon (‘J’avais résolu de renouveler à Cherbourg les merveilles de l’Egypte’) ou comme collection (musée Liais), que de recevoir chez soi des Égyptiens. Par ‘chez soi’, je n’entendais pas seulement la ville de Cherbourg à laquelle il eut été un peu facile de reprocher un manque d’hospitalité, mais aussi chez moi dans mon exposition. Hôte en résidence à Cherbourg, au double sens de la langue française, je me posais la question de ce que mes photographies pourraient non pas seulement recueillir mais accueillir.
A Nantes, cet accueil avait pris la forme d’un lieu refuge de débats et d’activités baptisé L’appartement témoin où à côté des œuvres exposées in situ, avait eu lieu pendant deux ans débats et activités avec les habitants [8]. Si je fais souvent autre chose que de seulement photographier [9], c’est parce que je ne crois pas à la contiguïté au monde des photographes. Je pense qu’une des motivations fondamentales de l’acte photographique est précisément de rester hors d’atteinte du monde, de ne pas en être touché. La photographie peut-être lue comme la pellicule, voire l’habitacle de celui qui photographie sans cesse pour s’assurer de l’étanchéité de la paroi qui le retranche du monde extérieur. Photographie que l’historien d’art Blake Stimson met en perspective avec le modèle de l’intérieur bourgeois à travers l’exemple des caissons lumineux de Jeff Wall [10], qui par leur profondeur et comme ce modèle seraient travaillés par la hantise de l’effraction (The destroyed room, doorpusher) et de la liquéfaction (Milk, Flooded grave). A distance de ce modèle spectral, m’a toujours intéressé la possibilité de conférer à l’activité photographique une épaisseur et un contenu qui se développe au fur et à mesure que s’extériorise et se sédimente le processus photographique. Une certaine contigüité avec le monde extérieur se rétablit alors dans le processus temporel comme sous le chapiteau de Shakhari bazar ou les épisodes successifs d’Envers des villes, endroit des corps.
La perspective en 2008 de l’ouverture du centre d’art du Point du jour fournit l’occasion de concrétiser le projet [11]. A la mi-juin nous fîmes circuler la chambre miroir à Cherbourg d’abord à proximité du canal de retenue puis en centre-ville, enfin le dernier jour sur le marché des Provinces où je retrouvais Lahcen. J’avais imaginé faire l’essentiel de mes prises de vue depuis l’intérieur de la cimaise à travers la paroi sans tain, mais il m’apparut très vite, et ce fut un soulagement, que la chambre miroir était la plus intéressante à utiliser pour photographier de l’extérieur que de l’intérieur. Poussée de par les rues du centre-ville, la chambre miroir recomposait et le paysage urbain et les perspectives. Elle autorisait surtout à la manière d’un studio ambulant de proposer à toute personne passant à sa proximité de poser devant le miroir. Cette ouverture du portrait à quiconque surgissant face à soi dans l’espace public n’était pas sans provoquer chez moi la forte réminiscence de Shakhari Bazar dans lequel je suis parfois parvenu à faire du portrait une réponse inconditionnelle à la rencontre d’autrui et un pur geste d’hospitalité [12]. Avec cette différence que les personnes photographiées ne fixaient plus mon objectif mais composaient avec leur propre image dans le miroir. Moments de face à face avec soi-même, et d’inscription de soi dans le miroir de la ville en mouvement, que je regarde comme les véritables négatifs de ces photographies.
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[1] Cf Emmanuelle Cherel : L’appartement-témoin, de l’invité au citoyen, Revue 303, 2004 : « On conviendra que c’est l’extériorité que problématise Saussier. A l’inverse d’un modèle psychologique où le moi existe plein de ses significations avant d’entrer en contact avec le monde extérieur, elles permettent une expérience qui admet que le moi se réalise en s’extériorisant. La vision et la représentation de soi et de l’autre se modifient sans cesse. dans l’expérimentation. (...) Autrement dit, les photographies de Saussier ne font pas image. Elles renvoient le spectateur à sa propre définition. Celui-ci est pris dans une confrontation entre la perception de lui même en tant qu’image et ce qui mine cette perception, entre vision et engagement dans la vision (et par là même une forme particulière de corporéité), entre formes fixes et formes mouvantes, variables à l’infini. Partages d’une réalité et d’une fiction, les propositions de G. Saussier ne fixent pas les gestes et un récit, mais, bousculent le travail de définition stable de la mémoire des images. La photographie, cette trace fragile, circule entre les corps et les regards. Le spectateur, n’est assujetti à aucune juste place. Engagé dans la complexité du processus représentationnel, il reste libre, dispose de ses mouvements, de ses émotions et de ses jugements. Son regard se déplace en même temps que les objets et sa pensée (même théorique) est migrante. »
[2] Propositions dont la finalité est aussi comme dans le projet Studio Shakhari bazar (Le point du jour éditeur, 2006), la perpétuation et la démultiplication de l’espace de prise de vue dans l’espace d’exposition.
[3] Se référer au film documentaire de Sophie Averty et Nathalie Richardeau, « Avec vue sur Loire », 52mn, 2004.
[4] Emmanuelle Cherel, jean-Yves Petiteau, Gilles Saussier, Lieux communs les cahiers du LAUA, « Lui et l’histoire des miroirs, une épopée entre art et anthropologie », Nantes 2006 : ‘ L’Itinéraire est une expérience partagée entre le chercheur et « l’autre ». Cette méthode qui consiste pour le chercheur à accompagner la personne interviewée dans une déambulation urbaine s’apparente aux méthodes biographiques. Au delà du thème de recherche, l’histoire de vie reste le fil de la relation entre le chercheur et l’autre, sans que cette histoire ne se confonde pour autant avec un témoignage. Lors des interviews non directifs, systématiquement enregistrés, qui précédent la journée de l’Itinéraire, l’interviewé est sollicité par le sociologue pour lier le thème de la recherche à des séquences et à leurs articulations telles qu’il les prélève de son histoire de vie. Au cours de ces entretiens, les partenaires apprennent à se reconnaître, engagent ensemble un dialogue, s’approprient et rendent explicite l’objet de la recherche. La confiance qui en résulte permet au chercheur de proposer une transaction plus radicale, à savoir le passage sur le terrain, qui va poser autrement l’ensemble des données : la journée de l’Itinéraire. La durée de cette journée varie selon la volonté du guide et la disponibilité du sociologue ‘
[5] Durant cette période j’ai fait la connaissance d’Allan Sekkula lors d’un colloque au Jeu de Paume puis dans le cadre d’une commande du MACBA de Barcelone en 2007. Dans Titanic wake, publié par le Point du jour en 2005, j’aime particulièrement la série intitulée Dear Bill Gates où Allan se photographie nageant au large de la villa de Bill Gates mise en regard d’une lettre magnifique adressé au magnat de l’informatique.
[6] Gilles Saussier, Situations du reportage, actualité d’une alternative documentaire, Communications N°71, 2001 : ‘Cette réticence chronique à parler du terrain en dehors des ritournelles héroïques ou romantiques, est compliquée par le fantasme de l’invisibilité, le culte ‘du bon endroit au bon moment’, sous-jacent à la tradition de ‘l’instant décisif’, popularisée par Henri Cartier-Bresson. Aux personnes photographiées qui lui demandent ce qu’il fait là, où ce qu’il attend d’eux, le reporter apprend très tôt à répondre ‘Ne vous occupez pas de moi, continuez, faites comme si je n’étais pas là, soyez naturel, ne regardez pas l’objectif’. Le ‘bon endroit au bon moment’ n’est bon que pour celui qui photographie. Ce n’est en aucun cas un lieu partagé avec le sujet photographié, comme peut l’être le studio du portraitiste, mais au contraire le point d’une coupure avec le monde extérieur, qui consacre la singularité et l’acuité du ‘regard’ porté par le photographe sur le monde extérieur’, p ?.
[7] « Commande Publique photographique 2004 », Musée Thomas Henry, du 18 décembre 2004 au 16 janvier 2005.
[8] avec la complicité de Cyril Delime, à l’époque coordinateur artistique de Peuple & Culture 44.
[9] ce dont mes commanditaires ne me sont pas toujours redevables en particulier lorsqu’il s’agit de l’administration publique.
[10] Dans un conférence donnée au MACBA en 2007, Blake Stimson, auteur de The pivot of the world insistait sur la dimension de container des caissons lumineux de Jeff Wall. Ces remarques avaient alimentées ma réverie et je m’étais demandé si effectivement il ne fallait par regarder les caissons de J.Wall comme des caveaux dans lesquels le photographe reposerait gisant dans l’espace entre la surface du mur et celle de l’image parmi les tubes fluorescents. Comme quelqu’un qui craignant la lumière du jour et les atteintes de l’espace public se réfugierait dans le demi-jour des institutions muséales en dernier vampire de l’art moderne. Un héro réfugié en ses tableaux comme en autant de caveaux de famille d’où la peinture d’histoire et la mythologie bourgeoise de l’artiste reviendraient avec le ressac, les coquillages, les étoiles de mer, hanter le quotidien et vider de leur sang les choses vues.
[11] J’avais entre-temps transformé la forme de la chambre photographique en une cimaise sur roulettes de deux mètres de haut par trois mètres de large dont un côté seulement présentait une surface en film miroir sans tain. Les plans avaient été dessinés à Nantes par un ami architecte, Xavier Fouquet.
[12] Par inconditionnel, je fais référence à la façon dont Jacques Derrida distingue entre une hospitalité conditionnelle qui s’adresse à l’invité annoncé et une hospitalité absolue qui consiste à ne pas savoir et ‘aussi à éviter toute question au sujet de l’identité de l’autre, son désir, ses règles, sa langue, ses capacités de travail, d’insertion, d’adaptation » dans Jacques Derrida, Une hospitalité à l’infini, manifeste pour l’hospitalité, éditions Paroles d’Aube, 1999 p 103. Transposant le propos, on pourrait dire que la photographie propose habituellement une hospitalité conditionnelle soit parce qu’elle se destine à des invités (le client du portraitiste par exemple) soit parce qu’elle préjuge de l’identité de ceux qu’elle photographie.