Il ne suffit pas d´être au coeur des grands événements et de les photographier pour écrire l´histoire. Dans Le tableau de chasse, je reviens sur mes images de la révolution roumaine, prises entre le 23 et le 26 décembre 1989 lorsque j´étais reporter à l´agence Gamma. Ces photographies- dont un instantané de soldats sous le feu, publié dans Time, Stern, Paris-Match - ont servi à commémorer l´histoire du World Press Photo ou de l´agence Gamma. Permettent-elles pour autant de penser au présent l´histoire des événements de la révolution roumaine ? Je suis retourné l´an passé à Timisoara montrer mes photographies, avec l’aide du centre culturel français. Ces images, prises avec les premiers reporters étrangers, et ne concernant pas les journées décisives de l´insurrection entre le 16 et le 20, ont peu intéressé mes interlocuteurs roumains. Comme souvent, aucune photographie n´existe des événements historiques les plus tragiques [1]. Ceci devrait inciter à plus de modestie, tous ceux qui se prétendent être nos peintres d´histoire et les dépositaires de notre mémoire visuelle collective.
A Timisoara, aucune photographie n´a établi la responsabilité de l’armée roumaine ni dans le meurtre de 146 civils, ni pour les blessures infligées à 400 autres personnes. On sait cependant que c’est l’armée qui a tiré sur la foule désarmée et non pas la Securitate. Or personne ne l’a vue ni ne l’a photographiée. Dans cette perspective, ma couverture de Stern est aussi ambiguë que les images du ‘vrai-faux’ charnier. Elle montre l’armée roumaine victime de tireurs, identifiés par les journaux comme appartenant à la Securitate. Pourtant ces soldats étaient probablement victimes de tirs croisés ou de diversion dont l’origine et le motif restent à identifier. Ainsi cette photo a dédouané l’armée de ses crimes envers les civils. Au lieu de témoigner de l’histoire roumaine, elle évoque avant tout mes critères d’image de l’époque et de ceux des medias qui l’ont publiée. Pour ces derniers, elle reste une ‘excellente image de news’. Pour tous ceux qui cherchent à penser la révolution roumaine, elle est une image dont il faut travailler l’actualité.
C´est ce travail que je propose en confrontant ces photographies à des nouvelles séries d’images sur lesquelles on voit des journalistes tirer au fusil lors d’un voyage de presse de la fédération de chasse de Timisoara ou bien des ouvrières de l’atelier de presse de l´usine Elba -où a été déclenchée la première grève de la révolution roumaine- auprès d´un des trophées que m’avait valu ma couverture des événements de 1989. La monumentalité des images symboles, affranchie le plus souvent des exigences minimum de contextualisation, fige la pensée et le questionnement de l´histoire. Ces séries proposent au contraire d´autres lectures et interrogent la manière dont l’héroïsme des reporters peut recouvrir celui des acteurs des événements eux-mêmes.
Le tableau de chasse est présenté avec la maquette du film Conflits de Karim Daher, qui évoque son parcours de photographe de presse de 1986 à 2002. Le film de Karim sera inévitablement rapproché de celui de Raymond Depardon, Reporters, tourné lui aussi à l’agence Gamma en 1980. Depardon montrait combien le photojournalisme est un travail de conversion du réel en images, une spéculation à compte d´auteur sur l’imaginaire des commanditaires et des consommateurs de photographies de presse. Dans Reporters, Francis Apesteguy est un cambiste du réel qui connaît le prix d´une photographie de Richard Gere avec lunettes ou sans lunettes, de l´amiral De Gaulle avec ou sans promenade à dos d’âne. D´autres savent quelles images faire pour obtenir le prix Paris-Match ou un accessit au World Press Photo. Nous avons été avec Karim de ceux-là. Dans le flux continu de l´information et des images, nous savons tous deux par expérience que le reporter est un opérateur de marché avant d´être un opérateur de prise de vue. Et comme l’a écrit Serge Wolkonsky, le souci de l´enregistrement est secondaire par rapport à la recherche de la publication, qui conditionne la survie économique du reporter [2].
Dans Conflits, Karim Daher révèle que le reportage n´est plus une activité artisanale, façon petite entreprise et ‘planque en co-production’ (fifty-fifty sur les frais et les ventes entre l´agence et le photographe). Elle est désormais soumise à la logique de grands groupes industriels : Hachette Filipacchi Médias (Groupe Lagardère); Getty Images ; Corbis propriété de Bill Gates... Dans ce contexte d´intégration économique, où les normes de production en vigueur sur les différents marchés de l’image (presse, publicité, culture, art) sont de plus en plus indifférenciées, le reporter opère désormais sur plusieurs marchés. Il sait combien peut valoir une photographie de guerre, ou de célébrités à la FIAC et dans Paris-Match, ce qui autorise une démultiplication des opérations de vente et de promotion pour un même investissement de prise de vue. On peut ainsi continuer de travailler ‘à la chaîne’ pour Newsweek ou Paris-Match, tout en produisant une ‘perruque’ que l´on valorisera ensuite sur le marché de l´art de la culture. L´orgueil de l´ouvrier-modèle atteint alors le paroxysme d´être simultanément médaillé sur tous les segments de marché à la fois. Cette surexposition est également utile aux commanditaires qu’elle valorise et déplace du champ des médias vers celui de l´art et vice-versa.
Le pré requis de cette conversion optimale du réel en photos de presse et autres dérivés culturels est l´entière satisfaction du client, qu´il convient de ne pas contrarier en se souciant de la destination et du sens des images. Dans l’art comme dans la presse, les idées et la prise en compte du contexte temporel et spatial sont un frein à la circulation maximale des images. Mieux vaut ainsi ne pas relire Walter Benjamin qui, dès 1934, assignait à l’intellectuel de ne pas alimenter l’appareil de production sans le transformer simultanément [3], ni Jeff Wall pour qui la refondation de la dimension critique de l´art moderne exige la prise en compte du tableau comme expérience de l´enregistrement et surtout comme idée [4]. Cette mentalité de fournisseur est parfaitement en phase avec une certaine ambiance de l´art contemporain qui encourage les artistes à produire de tout, y compris des reportages. Dans leurs numéros respectifs d´ubiquistes, l´artiste et le reporter sont de plus en plus équivalents pour une raison simple: ils sont sur le marché en même temps que sur le terrain.
Gilles Saussier
[1] Yves Michaud, Critiques de la crédulité, la logique de la relation entre l’image et la réalité, Etudes Photographiques N°12, Novembre 2002 (aussi dans le catalogue de l’exposition Covering the real, Kunstmuseum Bâle, 2005): Cette extrême contingence de l’image, qui explique pourquoi de la plupart des événements les plus graves et les plus tragiques il n’y a aucune image, devrait faire réfléchir sur les documents qui existent en s’interrogeant sur leur existence à partir de tous ceux qui n’existent pas et qui auraient pu, voire dû, exister: par quel miracle une prise de vue nous arrive-t-elle?
[2] Serge Wolkonsky, Un sursis pour l’image, Photo&Texte, Ecole Supérieure dArt de Perpignan (ESAP), Septembre 2005 : Dans l’ordre des préoccupations du photojournaliste, l’enregistrement du réel est second par rapport à un projet de publication, dont dépend sa survie économique au cœur d’un appareil de production. Préoccupation qui coïncide avec les attentes en cascade de ses commanditaires (agences, rédactions, éditeurs, consommateurs d’information).
[3] Walter Benjamin, L’auteur comme producteur, allocution pour l’étude du fascisme, Paris 27 avril 1934, publié dans Walter Benjamin, Essais sur Brecht, Paris, La Fabrique Edition, 2003.
[4] Michel Poivert, La photographie Contemporaine/Autorité de la photographie, p 113, Flammarion, Paris, 2002 : Dans l’étude que Wall consacre en 1985 à Manet, l’artiste canadien insiste sur le tableau non pas comme « objet » ni même « dispositif », mais comme « idée ». Wall s’intéresse au tableau monumental dont Manet, selon lui, a fait un usage illégitime en traitant en grand format des sujets, qui académiquement, ne requéraient pas cette taille. Cette « monumentalisation illégitime » serait symptomatique des « transformations historiques du concept de tableau, dont, on l’aura compris, les grands formats photographiques seraient une des récentes manifestations. En outre, Wall associe la proposition de Manet à une provocation, le tableau comme « idée » ne serait pas seulement un support mais un discours en soi et tiendrait de là son efficacité. Hors à la différence de Jeff Wall, la plupart des tableaux photographiques contemporains qui traitent de théâtres d’actualité (David Burnett, Edward Burtynsky,Luc Delahaye, Simon Norfolk…) ne sont porteurs d’aucune visée conceptuelle ni discours, sauf à considérer la problématique du hors champ, qui est déjà au cœur de Reporters de Raymond Depardon et qui traverse tous les débats photographiques des années 1970, (voir l’agence Viva), comme une nouveauté ayant valeur de point de vue.