Spolia est un recueil de photographies des Carpates méridionales, la région natale du sculpteur roumain Constantin Brancusi (1876-1957). Ce recueil suit le cours du Jiu entre Petrosani, où la Colonne sans fin fût fabriquée en 1937, et Târgu Jiu, où elle fut érigée en 1938 (les deux villes sont distantes de cinquante kilomètres). Seule œuvre construite par Brancusi dans l’espace public, l’ensemble monumental de Târgu Jiu comprend trois éléments : la Table du silence, la Porte du baiser et la Colonne sans fin.
Avec Spolia, Gilles Saussier poursuit son interrogation croisée de l’histoire contemporaine de la Roumanie et de la sculpture moderne, de Brancusi au minimalisme. Il part de faits réels enfouis et d’éléments d’enquêtes de terrain, comme la découverte d’un clone de la Colonne sans fin fabriqué en 2001 dans les Ateliers centraux des mines de Petrosani (ACP) où l’oeuvre originale avait été fondue.
Ce site industriel - où 4000 ouvriers travaillaient jusqu’à la révolution de 1989 contre moins d’une centaine aujourd’hui - permet d’évoquer tout à la fois la reproductibilité de la Colonne sans fin, le rôle du bureau d’étude de l’usine ayant abouti à arrêter sa hauteur à moins de la moitié de celle souhaitée initialement par Brancusi (29,33 mètres au lieu de 60 mètres) et la disparition de savoir-faire dont l’intégrité n’avait souvent rien à envier au travail artistique. Si le clone de la colonne demeuré gisant dans l’usine comme à l’intérieur d’une chambre noire, appartient à la catégorie des ruines à l’envers, l’original érigé à Târgu-Jiu est peut être le monument à posteriori de la fin du travail industriel. Fin du travail dont la concomitance des débuts du stakhanovisme (1935) et de la fabrication de la Colonne sans fin (1937) sonnait déjà comme le prélude.
Prolongeant les séries du Tableau de chasse (2010), les photographies de Spolia révèlent un arrière-pays roumain de Brancusi dans lequel émergent plusieurs entités :
• Le monde du métal dans l’usine des Ateliers centraux des mines de Petrosani (ACP), où fut fabriquée la Colonne sans fin en 1937, ainsi que son clone en 2001.
• Le monde du charbon dans la ville voisine de Petrila, dont le puits minier s’enfonce de près d’un kilomètre sous terre, comme le négatif inversé de la Colonne sans fin.
• Le monde de la pierre au fil du Jiu et de la ligne de chemin de fer Bumbesti - Livezeni qui fut le grand chantier patriotique et monumental de la Roumanie communiste (1948).
• Le monde du bois et l’architecture vernaculaire dans les campagnes proches de Târgu-Jiu et du village natal de Brancusi, Hobita, au pied des Carpates.
Gilles Saussier transforme son parcours dans chacune de ces entités en la visite de l’atelier d’un sculpteur dont l’activité serait à l’égale du Jiu et de ses méandres qui forment la colonne liquide de cet arrière-pays de Brancusi.
Ces entités sont également des monades d’où méditer sur les prolongements de la révolution roumaine : minériades pendant lesquelles les mineurs de la vallée du Jiu marchèrent sur Bucarest pour s’attaquer aux forces démocratiques (1990-1991), ruine et fermeture des sites miniers et industriels depuis 1997, décadence des figures populaires de l’aristocratie ouvrière (mineurs, métallos, cheminots).
Au partage abusif du monde entre le réel et la fiction, Spolia oppose la quête d’une essence cachée des êtres et des choses chère à Constantin Brancusi. Un en-deçà du réel que l’œil désenfouit et libère par la taille directe dans le matériau documentaire. Spolia signifie en roumain le soi des choses.