Bibliographie pour Le Tableau de chasse
La question que nous posons peut apparaître d’une banale évidence. Mais bien souvent avec les oeuvres dites de représentation, de leur immédiate, de leur souveraine visibilité est induite leur exacte lisibilité. Or les deux regards ont des conditions et des intentions différentes, peut-être même contraires. Le spectateur n’est pas d’emblée un lecteur, même si le second suppose le premier, même si la lecture ne peut s’accomplir que dans et par la vision.
On parla de Timisoara. Timisoara, 350 000 habitants. Ville Martyre. Le 23 décembre 1989, on chiffrait à plus de 10 000 morts le nombre des victimes de la Securitate, la police du régime. Selon l’envoyé spécial d’El Pais, « A Timisoara, l’armée a découvert des chambres de torture où systématiquement, on défigurait à l’acide les visages des dissidents et des leaders ouvriers pour éviter que leurs cadavres ne soient identifiés ». On découvrit un charnier gigantesque. D’ailleurs, à titre d’exemple, mais seulement à titre d’exemple, on exposa devant les cameras dix-neuf corps, côte à côte, plus ou moins décomposés, dont celui d’un bébé posé sur le cadavre d’une femme, qu’on imaginait être sa maman. Tous extraits d’une fosse commune. Le 22 décembre, les agences hongroise, est-allemande, yougoslave, qui seront reprises par l’AFP à 18h54, parlaient de 4632 cadavres de victimes des émeutes des 17 et 19 décembre, « soit par balles soit par baïonnette » (Tanjung), de « 7614 manifestants fusillés par la Securitate ». (…) Le bilan officiel des victimes pour toute la Roumanie est de 689, pas 70 000. À Timisoara, il y aurait eu entre 90 et 147 victimes, pas 12 000. Et, comme le remarqua Jean-Claude Guillebaud, « 90 morts dans une ville de province, c’est beaucoup ».
Cette extrême contingence de l’image, qui explique pourquoi de la plupart des événements les plus graves et les plus tragiques il n’y a aucune image, devrait faire réfléchir sur les documents qui existent en s’interrogeant sur leur existence à partir de tous ceux qui n’existent pas et qui auraient pu, voire dû, exister : par quel miracle une prise de vue nous arrive-t-elle ?
Voilà encore pourquoi Bataille accepte si généreusement, si effrontément, ce que refuse le philosophe. Il accepte le danger de l´image, il tente de conjoindre risque dialectique et risque figural. Il lui faut pour cela entrer dans la gueule de l´image - comme si l´image était un loup pour l´homme, ou tout au moins pour sa pensée claire - il lui faut donc ne pas craindre d´« illustrer » sa pensée : non pas avoir une pensée et en chercher l´illustration, mais trouver l´image juste. C’est-à-dire l’image propice à produire de la pensée´.