En décembre 1989, Gilles Saussier photographie pour Gamma la révolution roumaine. De retour à Timisoara quinze ans plus tard, il confronte ses images de presse à la mémoire des acteurs des événements de 1989, comme au passé plus lointain et à la situation actuelle du pays. Critique vigoureuse du photo-journalisme, Le Tableau de chasse est aussi une méditation sur l’art et la mort, l’histoire racontée par les pouvoirs et la mémoire des sans-voix.
Il ne suffit pas d´être au cœur des événements et de les photographier pour écrire l´histoire. Dans Le Tableau de chasse, je reviens sur mes photographies de la révolution roumaine, prises en décembre 1989 lorsque j’étais reporter à l’agence Gamma. Parmi ces photographies, un instantané dramatique de soldats roumains a été largement publié publié (Stern, Paris-Match...) et m’a valu de nombreux prix. Souvent reprise pour commémorer les riches heures du photo-journalisme, cette image symbole permet-elle pour de penser au présent l´histoire des événements de la révolution roumaine ?
Depuis 2003, je suis retourné à plusieurs reprises à Timisoara soumettre mes photos à des acteurs de la révolution. Elles ne les ont que peu intéressés. Les moments-clef de l’insurrection (16-20 décembre) a eu lieu avant que n’arrivent les reporters étrangers et que ne soient prises la plupart des photographies. Cet exemple parmi tant d’autres contredit l’idée reçue selon laquelle l’actualité serait couverte à profusion. Aujourd’hui comme hier, nous n’avons bien souvent que peu ou pas d’images des événements historiques les plus tragiques : de la shoah au génocide cambodgien, en passant par la guerre du Golfe ou Srebrenica.
À Timisoara, aucune photographie n´a pu prouver la responsabilité de l’armée roumaine dans le meurtre d’une centaine de civils. On sait cependant que c’est l’armée roumaine qui en décembre 1989 a tiré sur la foule désarmée et non pas la securitate qu’aucun reporter étranger n’a pu voir ni photographier.
Ma photographie publiée en 1989 en couverture de Stern, pose au moins autant de questions que les images controversées du « vrai-faux charnier ». Parce qu’elle montre des soldats de l’armée roumaine victimes de tirs que les journaux ont systématiquement attribués à la Securitate, cette photo a symboliquement dédouané l’armée de ses crimes envers les civils. Vingt ans après les événements, on ne sait toujours pas qui tirait sur ces soldats, mais on continue de publier ma photographie. Pour la profession, elle reste une excellente image de guerre. Pour tous ceux qui cherchent à penser la révolution roumaine, elle est une image dont il faut travailler l’actualité.
C´est ce que je propose en confrontant mes photographies de 1989 à des séries prises depuis 2003. La monumentalité des images-symboles fige la pensée et le questionnement de l´histoire. Mes séries proposent au contraire d’autres lectures et interrogent la manière dont l’héroïsme des reporters peut recouvrir celui des acteurs des événements eux-mêmes.