En 2009, Gilles Saussier passe commande à L’Institut national de l’information géographique et forestière (IGN) d’un tracé, livré sous la forme de cinquante extraits cartographiques à l’échelle 1 : 25 000, qui prolonge l’avenue des Champs-Élysées en ligne droite jusqu’à la Manche dans la perspective de l’axe historique parisien du Louvre à la Défense. Devenu l’explorateur de ce tracé imaginaire, le photographe substitue sa logique à celle des opérateurs publics et privés, dépositaires tel l’IGN de la toute puissance de la carte et des toponymes. Il engage un contre-récit faisant remonter l’histoire et les spécificités des périphéries proches ou lointaines vers la centralité parisienne au lieu de se soumettre à sa toute puissance.
Depuis plusieurs années, Gilles Saussier explore l’ensemble des lieux et des activités situés sur ce tracé de l’axe historique parisien jusqu’à la mer et organise des observatoires informels avec différents partenaires (établissements scolaires, associations locales, centres d’art). À chaque étape de cet atlas documentaire, il engage des rencontres avec les habitants et avec les usagers du territoire. Au fil des 180 kilomètres qui séparent Paris de la Manche, une histoire locale, poétique et émouvante ressurgit à travers le matériau collecté (récits, photographies, objets et documents trouvés) et à sa mise en espace le plus souvent in-situ.
Deux expositions récentes de ce projet ont eu lieu lors des 500 ans du Havre en 2017 (La Forme Lieu d’exposition Art Contemporain Architecture) et en 2019 à Nanterre (La Terrasse La Forme espace d’art). G. Saussier a confronté l’histoire des derniers habitants de L’Île Fleurie - où il avait réalisé en 1988 son premier reportage, publié dans The Independent Magazine (kilomètre 11) - à celle de la bande littorale des Basses falaises (kilomètre 180) au nord du Havre. Le public a pu découvrir que le dernier monument ponctuant l’axe historique parisien est une montagne d’ordures - l’ancienne décharge du Clos des ronces - dont le front instable d’immondices et de gravats, déversés directement depuis le sommet de la falaise, continue de polluer gravement la bande littorale et les cabanoniers riverains, victimes de l’érosion côtière.
Ce parcours de Nanterre au Havre, dessine un portrait en creux du Grand Paris et déplace la figure du chiffonnier littéraire et de sa hotte - chère à Baudelaire, à Walter Benjamin, et à Eugene Atget - en naufrageur dont le crochet ne heurte plus le pavé des rues mais s’escrime sur les galets des plages.
Le long du vieux faubourg, où pendent aux masures
Les persiennes, abri des secrètes luxures,
Quand le soleil cruel frappe à traits redoublés
Sur la ville et les champs, sur les toits et les blés,
Je vais m’exercer seul à ma fantasque escrime,
Flairant dans tous les coins les hasards de la rime,
Trébuchant sur les mots comme sur les pavés
Heurtant parfois des vers depuis longtemps rêvés.
Charles Baudelaire, Le soleil
Tableaux parisiens, Les fleurs du mal (1857)